
BREGAGLIA
Changement de navire, changement de manière de présenter ma navigation d’autant que souvent nous irons dans des ports et pays déjà décrits précédemment.
Le BREGAGLIA, voilà un navire avec lequel je vais coexister pendant près de trois ans dont la moitié comme officier.
C’est le premier de deux sister-ships, deux cargos qui devaient s’adapter étroitement aux écluses du canal du St Laurent…
Personne n’a mieux décrit ces bateaux que Jean Pierre Vuillomenet, dans son livre « Carnet de Bord », paru aux Editions Cabédita, dans la collection archives vivantes :
Des architectes navals peu soucieux se mirent à dessiner de véritables péniches à fond plat, en inversant centre de gravité et centre de carène. Il s’agissait de charger deux fois plus pour le même tirant d’eau, soit 18'000 tonnes sur huit mètres;
impératif strictement économique menant au désastre.
Ils oubliaient que ces deux barges devraient parfois traverser l’océan.
Les quilles de roulis, seul palliatif à une instabilité anticipée, furent supprimées d’un coup de crayon ; elles seraient restées accrochées dans les écluses. C’est ainsi qu’en dépit du bon sens, naquirent sur le chantier de Split les sisterships
Bregaglia et Bariloche…
N’avaient-elles jamais cessé de rouler d’un bord sur l’autre ces baignoires chaudronnées sur mesure ? Il suffisait de faire tourner leur hélice pour qu’un couple giratoire se crée et qu’une première gîte, peu sensible certes, engendre un rappel immédiat et la danse commençait, sur calme plat, en plein estuaire. Dès qu’il fallait affronter le large, les bonshommes sans ceinture de sécurité risquaient d’être éjectés de leurs couchettes…
Le Bregaglia a été construit en 1962 au chantier « 3. Maj » à Rijeka, en Yougoslavie.
La coque mesure 170.42 m x 22.50 m pour un tirant d’eau de 9.16 m. Le tonnage brut (BRT) était de 14'112 Tonneaux, le net (NT) étant de 9'367 Tonneaux. Quant au déplacement (DWT), il était de 19'620 tonnes, ce qui indique une capacité de charge de l’ordre de 18'000 tonnes. Ce navire, lui aussi, est équipé d’un moteur Sulzer, un 6RD76 développant 7’800 CV et permettant une vitesse de croisière de 14.5 noeuds.
Les études avaient été confiées au bureau d’architecture navale Maier Form, une entreprise qui jouit d’une bonne renommée et a construit plus d’un navire. Il semble qu’on leur a été demandé un mouton à cinq pattes et le résultat est celui si bien décrit par J.-P.Vuillomenet ci-dessus.
J’ai toujours apprécié ceux qui savent dire non à un projet foireux, mais dans le cas d’espèce, le bureau d’ingénieurs n’a pas su s’écarter d’un mauvais projet, voué à l’échec depuis le premier trait de crayon. Dommage pour leur réputation.
Contrairement aux cargos précédents, le Bregaglia ne répond pas aux normes du Lloyd’s (britannique), mais à celles du Bureau Véritas (français). C’est une forme d’homologation du navire et il est bien connu que les acceptations sont différentes selon les sociétés de classification.
Maier Form devait probablement collaborer avec le Bureau Véritas ou ce dernier était plus coulant, je n’ai jamais cherché à le savoir, mais il n’en reste pas moins que ces sister-ships avaient une très mauvaise réputation en ce qui concerne leur stabilité et étais connus pour leur aptitude certaine à rouler même par calme plat.
Après une mauvaise nuit passée dans le train, c’est à six heures du matin que je me suis retrouvé sur le quai de la gare de Cologne, en Allemagne, pour monter dans le direct en direction de Rotterdam. C’est là que je rencontre Jacky, le cuisinier qui doit embarquer en même temps que moi sur ce navire.
Son immense sourire souligné par une barbe brune engage volontiers à la discussion. Jacky est totalement bilingue, même si son cœur est manifestement Romand. Quelques années plus tard, il me rappellera que je lui ai dit que son rôle à bord était au moins aussi important que celui du Capitaine et que s’il faisait bien à manger, nous serions les meilleurs amis du monde. Et nous le fûmes pendant des années, même après avoir cessé de naviguer au commerce.
C’est au milieu du vieux port de Rotterdam que Jacky et moi découvrons le Bregaglia, amarré sur des tonnes, entouré d’une multitude de barges et chalands dans lesquels les dockers déchargent du grain.
Nettement plus grand que mes navires précédents, ce cargo minéralier est plus imposant en tout : les aussières, les bittes, les écoutilles, bref tout est plus fortement dimensionné. Cela signifie que beaucoup de choses seront plus lourdes à manier, à utiliser ou à dompter.
Le château se situe tout à l’arrière, laissant le pont et ses cinq séries de cales bien dégagés sur l’avant, sans dispositif de levage. Un seul portique à l’avant, au niveau du gaillard, pour permettre d’embarquer du matériel ou de l’accastillage lourd.
Il y a aussi un petit mât de charge à l’arrière du château, également prévu pour manutentionner de l’équipement pour la machine ou de l’avitaillement.
Les cales s’ouvrent avec un dispositif hydraulique. D’un simple mouvement sur un petit levier, on actionne la pompe qui permet d’ouvrir ou de fermer les panneaux. Une nouveauté de l’époque, bien agréable et simplifiant largement les travaux de manutentions des cales.
Ces dernières ne sont pas parallélépipédiques comme un carton à soulier, mais présentent une coupe un peu pyramidale, en forme de « A ».
Entre deux cales principales en « A », on a donc une petite cale en « Y », d’une profondeur de la moitié des « grandes cales en « A ».
Le Bregaglia se présente donc dans sa longueur d’une succession de genre « AYAYAYAYA ».
Dans sa largeur, le navire présente un aspect un peu similaire, avec de chaque côté des cales principales en « A » une petite cale dite « baignoire » en forme de « Y ». Nous avons donc d’un bord à l’autre une sorte de « YAY ».
Autre détail structurel, deux galeries internes se situent juste sous le pont, entre les cales principales et les petites cales baignoires. Ces tunnels, en anglais les « catways » permettent de passer de manière protégée de la poupe à la proue en cas de mauvais temps. On les utilisera également à d’autres fins, mais chaque chose en son temps.
Pour ventiler les cales et leur marchandise, le pont est parsemé d’un grand nombre de manches à air, d’une forme ressemblant à un champignon de type phalloïde.
Donc le château avec les logements, la passerelle et la machine se situent tout en arrière et ce navire offre beaucoup plus de volumes que les autres unités sur lesquelles j’ai navigué jusqu’ici. Les matelots restent cependant dans des cabines à deux, la politique sociale de l’époque restant de mise.
L’armement du Bregaglia est plus moderne que celui des navires précédents. Que ce soit en électronique de navigation ou au niveau des cabines d’équipage, on sent qu’il s’agit d’une nouvelle technologie. Il y a aussi des winches automatiques pour les aussières en câble, maintenant une tension permanente. Ce sera bien utile pour les Grands Lacs Américains et leurs écluses.
Sur ce cargo, on n’embarque plus d’eau douce pour la consommation quotidienne de l’équipage. En effet, le navire est pourvu d’un dispositif de désalinisation qui utilise la chaleur du moteur pour évaporer l’eau de mer et en faire de l’eau douce. Pour la rendre potable, il y est ajouté quelques sels minéraux ; en effet, l’eau distillée pure n’est pas bonne comme boisson pour l’être humain.
Une autre modernité, le Bregaglia est pourvu d’un dispositif d’air conditionné. On se rend compte assez rapidement que ces courants d’air glacés sont particulièrement néfastes pour le corps. Aussi, les distributeurs d’air froid seront reconvertis en « rafraîchisseurs de boissons ». On a ainsi juste un peu d’air frais et une délicieuse bière pour se désaltérer, ce qui est beaucoup plus agréable que le lumbago garanti par le dispositif initial.
Ma cabine est vaste et dispose de deux hublots donnant sur le flanc bâbord de la coque. Il y a deux grandes armoires, un bureau, un sofa et une paire de lits superposés. Le sol est en linoléum, les parois sont en formica. À l’époque c’était moderne et l’entretien était facile.
La cuisine se situe à l’extrême arrière du château et sur chaque bord elle s’ouvre vers les deux salles à manger, celle des Officiers à tribord, celle de l’équipage sur bâbord. Cette ouverture a aussi un effet psychologique et on a une impression d’ouverture entre les cadres et l’équipage.
Plus besoin de nettoyer soi-même son assiette, il y a une machine à laver et le garçon d’office (le mess boy) s’en occupe.
Sur l’avant des salles à manger se situent les salons qui respectent le bâbord pour l’équipage et le tribord pour les Officiers. Ces salons sont peu utilisés, sauf pour la télévision que l’on peut capter dans certains ports. Le récepteur est américain et ne correspond pas aux normes européennes, donc la télévision est peu utilisée, d’autant plus qu’il n’y a pas d’image lorsqu’on est au large, en mer.
Plus en avant, on arrive sur les coursives, ces corridors intérieurs, ainsi que sur les escaliers qui mènent aux étages supérieurs.
Juste en dessus se situent les logements des Officiers et encore un étage plus haut il y a les appartements du Commandant, du Chef de Machine et de l’armateur, ainsi que, donnant sur l’arrière, la salle à manger du Capitaine.
En continuant à monter, on arrive en suite au niveau de la passerelle, de la salle des cartes, ainsi qu’à la cabine de l’opérateur radio et de son bureau.
Les superstructures se terminent par le pont des singes, une grande surface de plancher boisé où l’on retrouve le compas magnétique, le sommet de la cheminée, sans oublier le mat de pavillonnerie et des antennes radar, ainsi que celles du radiotéléphone.
Effectivement, le Bregaglia, en plus de son émetteur-récepteur Morse dispose de la téléphonie en ondes ultracourtes et dans la bande marine. On peut donc communiquer vocalement avec les autres navires, les stations côtières, ce qui était une nécessité pour la navigation dans les Grands Lacs Américains, mais également bien utile en d’autres circonstances.
Quant à la machine, elle se trouve tout en bas de ce château et on y accède par une descente, escalier métallique d’une hauteur assez impressionnante. Il y a aussi un ascenseur qu’utilisent les Officiers pour descendre à leur lieu de travail depuis le niveau de leurs cabines respectives.
À l’arrière du château il y a une plage servant à la manœuvre. La poupe du Bregaglia est de forme dite « en cul de poule ». Il n’y a donc pas un tableau vertical et plat comme sur les navires actuels, mais une forme à la fois arrondie et pointue. Sur chaque « fesse », le nom du navire et celui de son port d’attache, Bâle.
Une particularité du poste de manœuvre consiste en un dispositif de mouillage avec ancre chaîne et cabestan. Jamais ce dispositif n’a été utilisé pendant mes années à bord.
Les bittes de cette plage arrière étaient de parfaits tabourets de bar, mais en navigation, le plaisir de l’apéro de poupe était gâché par les vibrations du navire. On se trouvait effectivement juste en dessus de l’hélice.
Du reste il y a eu un Capitaine qui avait fait mettre de la graisse sur ces bittes pour que l’équipage ne les utilise pas comme siège. Charmant personnage qui savourait aussi passer sa main sur le dessus des portes des cabines, déclarant le logement sale s’il découvrait un peu de poussière sur ses gants blancs ! Je n’ai fort heureusement pas eu à connaître les méthodes de ce charmant personnage.
L’équipage est composé d’un bon nombre de Suisses, de quelques Italiens, mais également des premiers Yougoslaves embauchés par la compagnie.
Les cadres sont de nombreuses nationalités, Néerlandais, Philippins, Italiens, Allemands, Suisses. De nombreux Capitaines se succèderont, mais peu resteront plus d’un voyage. Ceci n’est pas pour me déplaire, car il est toujours intéressant de découvrir de nouveaux points de vue ou des approches différentes. Pour mes études ce sera un plus, car, j’apprends les choses avec des yeux et des oreilles distincts et cet aspect plus universel de la navigation n’est pas pour me déplaire.
Le bosco, Eric, est un Suisse aux bras très noueux. Un colosse très souriant avec des bras comme j’ai les cuisses et des mains capables de broyer n’importe quoi. Il parle aussi bien le Français, l’Italien que l’Allemand et il connaît manifestement bien le navire et tous ses secrets. Ce sera un plaisir de travailler avec lui.
Puis un jour est arrivé un Capitaine Allemand, un personnage qui venait d’un navire d’une autre flotte et qui avait été racheté par la Compagnie d’armement. Passer du prestigieux et magnifique « Ariana » sur un chargeur en vrac tel le « Bregaglia » n’a pas dû être facile pour lui. Mais le brave homme se trouva si bien à l’aise sur ce navire qu’il y est resté pratiquement jusqu’à la fin de sa carrière.
Appelons ce Capitaine « Alfred », comme mon père. Il a effectivement été un père pour moi et j’ai vécu des instants d’une densité absolue avec cet Allemand qui avait servi dans les « U-Boots » de la dernière guerre, nous y reviendrons.
Comme premier voyage, nous traversons l’Atlantique en direction du Golfe du Mexique, la destination étant la Nouvelle-Orléans. Ce premier voyage s’avère initialement agréable, même si ce sabot roule énormément. J’ai fixé mon tourne-disque sur un stabilisateur et même par une gîte de 20° à 30° je peux continuer à écouter des disques.
Avec l’absence d’entreponts dans les cales et vu le type de construction du Bregaglia, le nettoyage de ces grands volumes est assez facile, on peut même laver à grande eau. J’irai même plus loin, on peut le faire avec de l’eau douce, ce qui oxyde moins l’acier que l’eau de mer. Un vrai luxe !
Pas de cloisonnements à construire, ni de feeders à monter, la forme des cales en « A » ou « Y » ne permet pas au grain de couler.
La préparation des cales va donc bon train et ne nécessite pas tant d’heures supplémentaires.
En traversant le Golfe du Mexique nous attrapons un typhon énorme. On doit changer de cap pour pouvoir manger. Sur la passerelle, je barre à la lame, comme si j’étais sur un petit voilier dans du mauvais temps. Le moteur de l’hydraulique du gouvernail chauffe selon le chef mécanicien ! Je constate que la coque du Bregaglia se déforme sous la force des éléments. Je vois nettement la structure avant du navire fléchir au passage des énormes vagues. C’est très impressionnant.
Pendant ce temps, les stewards s’amusent à faire les fous sur le lino bien ciré des coursives, utilisant des cartons à cigarettes en guise de bob et jouant avec le roulis !
En ce qui concerne l'état de la mer, les marins parlent tout aussi volontiers de lames que de vagues lorsqu'ils mentionnent les ondulations de l'océan Pour certains puristes, les navigants ne devraient pas utiliser le mot vague, ce terme étant considéré comme réservé à l'usage littéraire uniquement.
Pour moi, les vagues de Jacques Brel me vont très bien, à la fois marines et terrestres.
On distingue deux types de vagues ou de lames: celles de houle et celles de vent.
Ces dernières sont créées par la force du vent alors que les lames de houle sont les ondulations résiduelles, une fois le vent tombé ou ayant changé de direction.
Les deux types de vagues ont des caractéristiques bien précises:
La hauteur (2 x amplitude), la longueur et la vitesse (ou célérité) de propagation.
La hauteur se mesure verticalement de la crête au creux de la vague; c'est donc une notion de profondeur correspondant à deux fois l’amplitude.
En mer ouverte, sans obstacle, on peut considérer que la hauteur d'une vague due au vent est approximativement égale à la vitesse de ce dernier, exprimée en m/sec et divisé par 2.5. Par exemple, un vent de 20 m/sec (force 8 Beauforf, coup de vent) peut entraîner ainsi des vagues d'une amplitude de 8 mètres.
La longueur se mesure horizontalement d'une crête à la suivante. On dit aussi longueur d'onde. Une courte houle peut n'être que quelques mètres alors qu'une longue houle peut allerjusqu'à environ 800 mètres.
La vitesse de propagation d'une vague est totalement indépendante de son amplitude. La relation mathématique qui lie la célérité d'un train de houle dépend uniquement de la longueur d'onde. Elle représente environ 1.25 fois la racine de la longueur d'une crête à l'autre. Ainsi une houle de 250 mètres se déplace a quelque 20 m/sec, soit 72 km/h ou 39 noeuds.
En conclusion, plus la houle est longue, plus elle se déplace vite.
A noter enfin qu'une houle de moins de 2 m se qualifie de petite, passant à modérée entre 2 et 4 m et à grande si elle dépasse 4 mètres.
Les approches figurant ci dessus sont uniquement valables en mer ouverte, attendu que la géographie, principalement la profondeur de la mer sont des facteurs modifiants importants.
En ce qui touche l'état de la mer, il est fait usage de l'échelle Douglas qui a été admise internationalement en 1929 et reste toujours reconnue aujourd'hui :
Echelle
Douglas |
Notification
officielle |
Les marins disent
volontiers |
Hauteur des
lames |
0 |
Plate |
Mer d'huile, calme blet |
0 |
1 |
Calme |
Plate, calme |
0.00 à 0.25 m |
2 |
Belle |
Belle, mer de demoiselle |
0.25 à 0-50 m |
3 |
Peu agitée |
Assez belle |
0-50 à 1-25 m |
4 |
Agitée |
Un peu de mer |
1.25 à 2.50 m |
5 |
Forte |
De la mer, mer creuse |
2.50 à 4.00 m |
6 |
Très forte |
Mer dure |
4.00 à 6.00 m |
7 |
Grosse |
Grosse mer |
6.00 à 9.00 m |
8 |
Très grosse |
Mer très grosse |
9.00 à 14.00 ,m |
9 |
Enorme |
Mer démontée |
14.00 et plus |
Il a longtemps été dit que "mathématiquement" une vague ne peut dépasser une hauteur de quelque 20 mètres. Cependant il a été démontré que des vagues dites "célérates* pouvaient largement dépasser les pronostics des scientifiques. Les mesures prises par les satellites montrent par ailleurs que de tels événements sont beaucoup plus nombreux qu'on ne le pensait.
Je n'ai jamais rencontré ce type de phénomène, mais des vagues de 15 mètres, oui et je peux vous assurer que c'est impressionnant.
Nous poursuivons notre voyage, mais sitôt arrivés sur le Mississipi, ce sont des milliers de moustiques qui envahissent le bateau, alors qu’au large on n’a jamais de problème avec ces sales bestioles. Elles sont capables de voler quelques centaines de mètres, mais n’arrivent normalement pas jusqu’à un navire en mer, ou même mouillé au milieu d’une rivière large.
Il fait chaud, même si on est mars. Comme toujours dans ce pays, les autorités sanitaires nous sellent les frigos dans lesquels notre viande ou nos fruits pourraient apporter de la vermine du continent européen.
De Destréhan, une équipe souhaite se rendre à la Nouvelle-Orléans, mais le taxi refuse de nous y amener de nuit, argumentant que peu avant il y a eu des assassinats de marins nordiques. Nous visiterons donc le « French Quartier » de jour uniquement, contrairement à ce que j’avais vécu peu avant, avec le Corviglia.
Dès son premier jour à bord, notre cuisinier Jacky nous gâte et on mange comme dans un palace. Il a vite compris que sur ce navire on ne peut pas trop remplir les casseroles car la gîte est importante lorsqu’on roule… même par mer peu formée.
Les remarques figurant dans le livre de notre ami Jean Pierre Vuillomenet trouvent toute leur intensité dès que l’on quitte la protection des môles du port.
Manger à table peut être un exploit et le simple fait d’apporter son plateau depuis le passe de la cuisine peut relever du parcours du combattant. Si la soupe arrive jusqu à la table, il faut rapidement avaler le liquide avant qu’il ne vous ébouillante des cuisses et ne tache les pantalons.
J’allais oublier de dire que les tables étaient fortement fixées au sol. Quant aux chaises, elles étaient retenues par une chaîne tendue par un ressort. Il est arrivé que la fixation lâche et que la chaise, son passager, l’assiette et le steak s’envolent pour s’écraser contre la parois d’en face. Il ne manquait que l’image de la fourchette, fiché dans le mur, comme dans les spectacles de lanceurs de couteau !
Parlant nourriture, il me paraît évident que le rôle du cuisinier et de toute l’équipe qui l’entoure est essentiel pour l’ambiance à bord. Ce n’est pas évident de faire des menus équilibrés et variés pour des gens de cultures souvent différentes ; et ce, pendant une période aussi longue qu’un embarquement d’une année.
J’ai connu des cuisiniers qui n’étaient pas capables de faire quelque chose de décent avec des produits de première qualité et d’autres qui faisaient des miracles avec une marchandise assez médiocre à la base.
Bien entendu, il y avait toujours quelqu’un pour rouspéter ou pour trouver que son morceau de viande était trop petit. Généralement, c’étaient les moins gâtés au pays qui faisaient les pires remarques.
La présence de nos amis italiens nous apportaient l’avantage d’obliger le cuisinier à préparer des pâtes « al dente », comme il se doit et non pas les infâmes nouilles que l’on peut trouver dans certains restaurants ou autres établissements.
Mais à la base, il y a aussi les directives de l’armateur qui dictait certains achats, par exemple le jambon « serrano » lorsque nous faisions de l’avitaillement en Espagne ou la meule de Gruyère lors d’un passage en Europe. Une fondue le premier août sous les tropiques reste une manière digne de célébrer la fête nationale, même par 40° et sans un verre de blanc.
A cette époque nous avions aussi l’avantage de pouvoir bénéficier d’un boulanger qui nous réalisait de belles miches de pain et de délicieuses tresses au beurre, sans oublier les desserts et les croissants du dimanche.
Il semble hélas que les choses ont bien changé et que la gastronomie d’antan a été remplacée aujourd’hui par des plats qui seraient infects, pour le moins selon nos goûts d’helvètes.
Bien entendu, le chef steward, avec son rôle de fourrier, est aussi impliqué dans la qualité de la nourriture à bord, mais il arrive que le Capitaine prenne des décisions ou propose à l’équipage certaines options. Par exemple, je me souviens que nous avons acheté à notre propre compte du filet de boeuf argentin lors d’une escale en Amérique du Sud. Avec un coup de rouge de même provenance, on s’est ainsi offert des menus de rois, merci encore mon Commandant !
De la Nouvelle-Orléans, nous reviendrons en Europe du Nord.
La Manche nous accueille avec un brouillard à couper au couteau. Le navire est équipé de deux radars, l’un étant conventionnel, l’autre permettant d’avoir une image dite stabilisée. En anglais, le « relative motion » et le « true motion ».
Aujourd’hui les instruments modernes permettent ces deux types d’images, mais à l’époque c’était le dernier cri.
Deux personnes peuvent ainsi suivre la navigation au radar et s’il y a une bonne coordination entre eux, c’est beaucoup plus simple. On peut séparer la navigation proprement dite du suivi des risques de collision avec les autres navires. On doit « pointer » ces derniers pour déterminer leur route et leur vitesse et le risque non seulement d’une possibilité de collision, mais aussi celui d’une simple situation rapprochée.
Dans des régions de navigation comme le canal de la Manche, il est nécessaire, par brouillard, d’avoir un homme de vigie, un autre à la barre, l’Officier dirigeant les manœuvres et donnant ses ordres. Le Commandant n’est donc pas forcément sur la passerelle. Cependant, si la situation l’exige, il y reste 24 heures sur 24.
A noter que, même si le Capitaine est présent sur la passerelle, c’est l’Officier qui reste en charge des manœuvres, jusqu’au moment où, s’il le juge nécessaire, le Capitaine prenne le commandement, relevant ainsi l’Officier de sa responsabilité, mais pas de sa charge. Il y a, bien entendu, une parfaite collaboration entre tous, une entente indispensable à une navigation bien sécurisée.
De son côté, la machine est prête à toute manœuvre ; le mécanicien est en permanence aux commandes, prêt à répondre à tout ordre lui parvenant par le chadburn (qui s’écrit aussi chatburn), un arrêt, une marche arrière ou autre.
En navigation par temps bouché, un navire a l’obligation d’utiliser sa corne de brume pour signaler sa présence. S’il est en route, il l’indique par un son prolongé émis chaque minute. Un dispositif automatique libère l’Officier ou le matelot de cette tâche routinière. Par contre, l’homme de veille doit prêter une très grande attention à l’audition des sons des autres navires. Il est assez difficile de déterminer avec exactitude la direction de laquelle on entend un son.
Les règles de route (ou code de navigation) nous demandent d’arrêter notre navire à l’audition de la corne de brume d’un autre, puis de naviguer avec précaution jusqu’à ce que tout danger d’abordage soit écarté.
On est ainsi sensé éviter tout risque de collision, mais parallèlement, il y a les impératifs du voyage et on se doit d’éviter des retards, le temps étant de l’argent comme le dit l’adage.
Aussi essaye-on de ne pas arrêter le navire, mais de naviguer à la vitesse adaptée aux circonstances, modifiant la route en cas de nécessité. La préférence va donc au changement de cap au lieu d’arrêter le navire, un jeu pas toujours facile.
Ce n’est que des années plus tard que les Autorités maritimes ont institué des couloirs de navigation, véritables autoroutes pour les navires, surveillées depuis la terre par des garde-côtes disposant de moyens de communication ad hoc et de plus en plus de pouvoir décisionnels, de manière à sécuriser la navigation et éviter les catastrophes. A l’époque des années 60 à 70, chaque navire choisit sa route selon ses propres critères et il n’y a pas beaucoup de contacts radio entre les bateaux, ni d’échange d’information avec les stations côtières.
Une excellente formation d’opérateur radar est indispensable et elle est très exigeante. C’est une notion que j’ai tenté de transmettre à mes collègues de la navigation de plaisance, hélas pas toujours avec le succès escompté.
Nous procédons donc dans l’épais brouillard et les quarts ne sont pas de tout repos. Un des endroits délicats se situe à la hauteur de Dunkerque, là où le banc de Sandettié exige un changement de route assez délicat.
Puis c’est la ligne directe sur Rotterdam où nous arriverons sans encombre.
Par la suite et avant même que le fleuve Saint-Laurent ne soit totalement dégagé, nous ferons un nombre impressionnant de voyages au Canada pour aller sur les Grands Lacs Américains, le navire ayant été construit dans ce dessein. Nous serons même le premier navire de mer à remonter les canaux cette année.
Le navire retraversera l’Atlantique sur Montréal pour retourner à Liverpool, mais les Beatles sont en tournée et nous ont dit de boire des bières sans eux !
Puis ce sera un voyage sur les grands lacs américains, jusqu’à Duluth, à l’extrémité du Lac Supérieur. C’est le début de l’été et il y a beaucoup de gens qui regardent passer les navires aux écluses. Le Capitaine laisse monter des filles à bord, ne se privant pas d’en séduire une au passage.
Vous êtes étonnés ? Les Commandants sont variés, tout comme les Officiers. Mon cousin qui naviguait sur d’autres navires me disait que l’armateur ne savait heureusement pas tout et qu’il y avait de véritables fous à tous les grades, des alcooliques, des inconscients et j’en passe. Je n’ai pas eu personnellement à me plaindre de mes supérieurs ou de mes collègues. Ce n’est que rarement que je me suis retrouvé confronté à des situations difficiles.
Qu’un Capitaine aime bien les filles n’est pas plus gênant que celui qui dit qu’avec la lecture de la revue du Reader Digest il a une culture suffisante ou celui dont le proverbe favori était « familiarity breeds contempt », la familiarité entraîne le mépris.
Il m’a effectivement été donné de côtoyer ou de subir des Officiers qui ne méritaient pas ce grade, soit par leur incompétence, soit par leurs mœurs. Il y avait des pervers et quelques sadiques et il n’était pas toujours possible de s’en libérer facilement. Cependant, globalement j’ai toujours pu trouver un « modus vivendi ».
Alors, on ne va pas se plaindre qu’un Capitaine laisse des filles monter à bord, surtout dans les conditions de ces écluses qui ne permettaient qu’une brève visite.
Pendant ce temps, une équipe du bord va visiter les chutes du Niagara. Pour ma part, je suis de manœuvres ou de barre et ne peux faire cette intéressante excursion.
Assez rapidement j’apprivoise la conduite du Bregaglia et arrive à bien négocier les entrées des écluses. On se souviendra que les écluses ont une largeur de 24.40 m et que celle du navire est de 22.50 m. Il y a donc à peine un mètre de chaque bord lorsqu’on pénètre dans le sas. Je deviendrai ainsi assez rapidement le premier gabier et serai toujours appelé à la barre pour les manœuvres difficiles.
À remarquer que, en français et malgré l’étymologie évidente du mot, ce n’est pas le « timonier » qui tient la barre, mais un « gabier » (un terme qui a évolué depuis l’époque de la marine à voile) ou un « barreur ».
Comme le chadburn (l’instrument qui permet de transmettre les ordres à la machine) est juste à côté, je suis même allé jusqu’à m’occuper des deux choses à la fois, avec l’accord du Capitaine et sous sa responsabilité, cela va de soi.
Duluth est une ville des Etats-Unis qui se trouve à quelques pas de la frontière avec le Canada. Jacky le cuisinier est un adepte des chevaux, son père étant un gradé militaire dédié à la face hippique de l’armée Suisse. Il me propose de tenter l’expérience d’une balade dans la campagne américaine.
Je ne sais pas si c’est le cheval ou moi qui avons souffert le plus, mais l’expérience a été intéressante et depuis je crains un peu moins ces animaux. Du reste, nous allons répéter la chose plus tard, en Argentine, avec un immense plaisir.
Pendant ce temps, certains sont allés à Indianapolis voir le circuit légendaire. C’est tout de même au sud de Chicago, ils ont fait un voyage plus long qu’ils ne pensaient, mais sont revenus enchantés.
Je profite aussi de cette escale pour m’acheter une bouteille de plongée sous-marine, un sport que je pratique volontiers lors de mes vacances. Le matériel est très bon marché aux USA en comparaison des prix européens. Je vais du reste profiter d’une autre escale pour tester l’excellence de ce matériel que j’ai gardé encore des années durant.
Le chargement des céréales se fait facilement et le grand nombre de cales dont ce navire est équipé fait que nous transportons diverses qualités de grain.
Cependant, nous devons respecter le tirant d’eau maximum autorisé dans les canaux. La charge est donc complétée sur le Saint-Laurent et cette ultime opération avant de traverser l’océan s’effectuera dans divers ports, selon l’approvisionnement. Nous visiterons ainsi au cours des voyages des Grands Lacs, Montréal, Québec, Trois Rivières.
Mais pour revenir à la nécessité de présenter un tirant d’eau correspondant aux règles locales tout en chargeant un maximum, il y a une petite histoire qu’il vaut la peine de raconter :
Un navire en acier se comporte comme une barre de fer : si vous refroidissez le milieu, les deux extrémités, plus chaudes, ont tendance à s’abaisser, le centre à remonter. Utilisant cette loi physique et en l’appliquant au navire, il suffit de refroidir le centre en faisant couler de l’eau froide sur la coque pour que la marque d’enfoncement centrale se relève de quelques centimètres, ce qui permet d’ajouter de la charge. Nous avons utilisé ce stratagème avec succès, mais les contrôleurs ne sont pas dupes et connaissent le truc. À chaque écluse, nous avons eu droit à une vérification du tirant d’eau et le responsable des pompes, Werner, s’en souvient encore aujourd’hui tant il a eu des sueurs froides.
Le résultat était étonnant, près de 10 tonnes supplémentaires, un bon point pour le premier Officier et le Capitaine qui auront ainsi une gratification à se mettre dans la poche !
Il arrive aussi qu’il y ait des grèves et que l’on soit obligés d’attendre au mouillage, comme ce fut par exemple pendant plus de 15 jours que nous avons passés à Lanoraine, à 40 kilomètres en aval de Montréal.
Nous mettons un canot de sauvetage à l’eau pour permettre à l’équipage de se rendre à terre. Mon ami Finfin se propose comme conducteur et il est même prêt à ramener les fêtards aux heures les plus étonnantes, se faisant ainsi un peu d’argent de poche.
À une autre occasion, c’est à Sorel que nous faisons une escale de complément de charge. Le 3e Officier, Peter, loue une grosse voiture américaine bleue et nous fait des démonstrations de dérapage contrôlé sur les quais. Il faut dire que dans son pays, il avait fait de la compétition et qu’il était excellent.
Cet Officier a fait son école en Hollande et parle parfaitement le français, ce qui lui vaut d’être membre du « french club du Bregaglia ».
On se fait des petits gueuletons, on achète du bon rouge, des cigarettes Gauloises et on refait le monde comme sur le Boulevard Saint-Michel à Paris. Ces soirées sont agréables autant qu’animées.
Nous sommes en fin juillet et une indiscrétion nous fait comprendre que le voyage d’été en direction de la baie de Hudson sera remplacé par un voyage dans l’Atlantique sud. En effet, départ pour Rio de Janeiro en passant par Las Palmas pour faire le plein.
Ce sera un relativement long voyage, parsemé d’aventures diverses. Tout d’abord, nous avons décidé de nous construire un kayak en toile pour nous amuser lors des escales. Pour réaliser ce projet, j’ai acheté du bois chez un menuisier anglais, pour construire les structures du bateau. De plus, j’ai trouvé dans un surplus de l’armée britannique des draps militaires pour faire le revêtement de la coque. L’étanchéité est prévue par une peinture à l’huile qui enduit la toile. Le marchand de peinture qui fournit le navire se propose de nous remettre un gros pot de cette peinture archaïque. Plus personne n’utilise la peinture à l’huile de lin sur les navires. Le prix est correct, l’affaire conclue grâce à la complicité du premier Officier.
Le kayak sera prêt pour être inauguré à Rio, on l’appellera « Overtime », soit heures supplémentaires en anglais. Le résultat est assez réussi et le projet nous a fait passer de bons moments pendant la traversée.
Il a bien été utilisé, puis il est mort, écrasé sous de grosses glènes de cordages qui ont cassé leur arrimage lors d’un mauvais coup de mer.
À l’escale de Las Palmas, certains ont de la peine à rentrer à bord, tant ils apprécient les petits bars espagnols. Le Capitaine m’envoie chercher les retardataires et j’ai plus de peine à les ramener qu’à les localiser.
Lors d’autres escales, ce sera la garde civile espagnole qui ramènera certains équipiers qui se sont amusés un peu trop fort dans des estaminets de Las Palmas. D’autres auront passé la nuit dans une cellule et en plus ont été condamnés à payer une amende. Finalement, nous partons à l’heure prévue, mais le Commandant n’est pas de bonne humeur. Il aura malheureusement d’autres occasions de se fâcher avec certains membres de l’équipage pour des motifs similaires.
Il y a aussi eu le passage de la ligne de l’équateur et les baptêmes usuels. Les petites cales en « Y » font de magnifiques piscines, lesquelles sont surmontées par les panneaux de fermeture qui font merveilleusement office de plongeoir. Les bleus sont baptisés dans cette piscine improvisée où on leur fait boire la tasse.
Pendant tout le trajet sous les tropiques cette piscine nous a offert des possibilités de détente dans de l’eau super chaude et un plongeoir de près de cinq mètres. Le bassin ayant 10 mètres de profond, on pouvait aussi faire de l’apnée, mais sans poissons ni coraux.
Notre route nous fait passer non loin d’un groupe d’îlots intéressants qui sont les rochers de St Pierre et St Paul, à, 950 km au NE de Natal, par 0° 58 N et 29° 22’W.
Ce sont des roches minuscules, perdues au milieu de l’Atlantique, rattachées politiquement au Brésil. Il semble qu’il y a autour de ces cailloux une faune et une flore sous-marines des plus intéressante, totalement coupée du reste du monde. Un microcosme extraordinaire, uniquement fréquenté par quelques militaires et scientifiques. L’accès est très difficile. Certains y ont vu les restes possibles de l’Atlantide, cela reste à prouver.
Un peu plus loin dans le Sud se trouvent les îles de l’archipel de Fernando de Noronha, situé à quelque 350 kilomètres au large de Natal, par 3° 51’ S et 32° 25’ W.
Malheureusement jamais je ne verrai aucune de ces îles brésiliennes dont la présence loin de tout ne cesse d’intriguer le monde scientifique comme celui du fantastique.
N’hésitez pas à aller regarder toutes ces îles sur Google Earth. Il y a des images saisissantes.
Le long de la côte brésilienne il y a un fort courant portant au Sud. Notre Capitaine a envie de faire surfer le Bregaglia sur ces eaux et effectivement notre vitesse augmente de plus d’un nœud sous le soleil radieux des tropiques.
Notre cuisinier Jacky se plaint d’un mal de ventre qui laisse penser à un problème d’appendicite. Mais le second estime qu’il fait du cinéma et qu’il n’a qu’à arrêter de se plaindre. De toute façon on va bientôt arriver à destination.
L’arrivée sur Rio est féerique et cette baie est une gloire de la nature. Le Corcovado et le pain de sucre sont des amers remarquables magnifiques.
Dans un premier temps, on nous met en attente sur ancre devant la ville de Rio. Il y a un « speedo » pour aller à terre, mais pour rentrer à des heures indues, il faudra louer les services d’un bateau taxi.
Un médecin vient ausculter notre cuisinier et le fait transporter d’urgence à l’hôpital. On est à deux doigts d’une péritonite. Le Second est un peu confus et admet qu’il a pris les plaintes de Jacky à la légère. L’école de navigation me montrera que les connaissances médicales d’un Officier sont vraiment minimes et qu’il ne faut pas s’attendre à des miracles. Heureusement, les problèmes sont rares et en fait sur un bateau c’est soit le petit bobo soit l’accident grave. En termes de pharmacie, cela se traduit par teinture d’iode ou morphine. On y ajoutera la pénicilline et ce sera à peu près tout.
La découverte de Rio est enchanteresse, la ville est belle, les gens accueillants. Mais c’est aussi une mégapole dangereuse et nous serons toujours sur nos gardes. Il y aura quelques incidents tout de même. Par exemple, notre ami Finfin se fait draguer, puis droguer par une « cinderella » et il se retrouve inconscient. On lui a tout volé. Il prend contact avec la police, leur payant une bouteille de whisky Black &White et une cartouche de cigarettes. Les flics ont vite repéré qui a fait le coup et envahissent une favela avec leur véhicule et leur armement. Ils retrouvent la fille qui semble être bien connue d’eux. Ils récupèrent tout les objets volés, ces derniers n’avaient pas encore été revendus. Les policiers demandent alors à notre marin s’il veut déposer plainte. Il décide de ne pas poursuivre la fille en question, trop content d’avoir retrouvé ses biens et ses papiers à si bon compte.
Pour ma part, j’ai choisi de mettre mon argent et mes papiers dans mes chaussettes. Je ne pense pas que la cachette était idéale, mais j’ai eu la chance de ne pas me faire voler.
Le « speedo » nous dépose non loin de la Plaça Mahua et il n’est pas besoin de faire des kilomètres à pied pour retrouver nos estaminets préférés : le Don Jardel et le Florida.
Au petit matin, nous allons retrouver notre cuisinier Jacky dans sa clinique où les bonnes sœurs font un excellent café. Nous passons un moment avec notre compagnon qui récupère normalement et nous montre le petit flacon dans lequel les médecins ont mis son appendice. Il se jure de le faire manger au Second qui ne croyait pas aux maux de ventre de ce sacré Jacky. Il n’est pas impossible qu’il ait réussi à réaliser son vœu. Le secret est bien gardé !
Puis nous affrétons un bateau taxi pour rentrer à bord engloutir un petit-déjeuner, avant de reprendre le travail à huit heures.
Pendant le week-end, je fais connaissance de la Copacabana, la plage la plus fameuse de Rio.
Elle mérite effectivement sa médaille et il est vrai que je n’ai jamais vu autant de belles filles au mètre carré. À cette époque, c’était des vraies filles et non des transsexuels comme en ce début de 21e siècle.
Avec un taxi, nous faisons aussi une excursion autour de la ville et nous rendons en particulier au Corcovado, pèlerinage touristique incontournable. On nous recommande de renoncer à voir des favelas et nous suivons le conseil.
L’escale a été assez longue pour vider les porte-monnaie, même si le coût de la vie est assez bas.
Le chargement de minerai sera assez rapide, mais nécessite la présence de l’équipage pour bouger sans cesse le bateau le long du quai de chargement, de manière à remplir toutes les cales avec le dispositif de tapis roulants.
Entre deux manœuvres, l’équipage teste des « cuba-libre » avec le rhum local. L’ambiance monte d’un cran à chaque fois et ce qui devait arriver arriva. Un matelot se blesse au poignet lors d’une manœuvre de déhalage et doit être évacué à l’hôpital, probablement le même où a été soigné le cuisinier. Les mauvaises langues disent que le matelot aurait fait exprès de se blesser, dans le but de rester dans ce pays accueillant. J’ai des doutes, mais connaissant le gaillard, la chose est parfaitement possible.
Suite à cette aventure, le premier officier est hors de lui et hurle. Je comprends ses craintes de prendre la mer avec un équipage bien alcoolisé. Je le rassure sur l’état de certains et lui confirme qu’il peut compter sur moi pour sortir le Bregaglia du port, jusqu’en pleine mer, là où on pourra mettre le pilote automatique et naviguer dans des conditions « normales ». Il me fait confiance et le départ se fait sans autre incident.
Ce Premier Officier était Suisse, mais habitait en Allemagne. Il ne parlait pas le Français et ne faisait aucune confiance aux Romands. Pour des motifs que j’ignore, il m’avait cependant à la bonne et on s’entendait bien et il y avait un bon climat de confiance. Probablement le fait que je fasse des efforts pour parler l’allemand lui a montré mes bonnes intentions.
Parlant des gens du bord, je vois que j’ai oublié de citer un phénomène qui était descendu en téléphérique de son village d’Isérable. Un mousse qui a continué dans la carrière pendant bien quelques années. Il avait embarqué avec une guitare dont il essayait péniblement d’extraire quelques accords.
Un soir, fatigué des bruits horribles de l’instrument, le bosco (autre suisse) a saisi la guitare dans ses énormes pattes et l’a fracassée sur la table du carré. Stupeur et silence de tous. Le mousse n’ose rien dire et part se réfugier dans sa cabine.
Plus tard, le bosco s’excusera en offrant une fête en l’honneur du défunt instrument. Il y aura même un prêtre qui présidera une magnifique cérémonie, lors de laquelle il n’y avait pas que la bière de la défunte guitare, mais aussi celle qui était en bouteilles. Dans le plus grand respect de la tradition maritime, la guitare sera placée sur la planche, pour être jetée à l’océan, revêtue du pavillon national (lequel a été récupéré à la dernière seconde par une ficelle).
De nombreuses veuves en larmes crient leur désespoir, secouant leurs énormes seins d’étoupe, tout en montrant leurs bras noueux et velus.
La guitare de notre valaisan n’est pas la seule à avoir été immergée au moyen de la planche savonnée, comme dans les meilleurs films de pirates. Il y aura aussi la cérémonie réservée aux souliers d’un mécanicien, un autre moment mémorable du bord.
Notre Capitaine Alfred aimait aussi jouer de la musique et il disposait d’un piano électrique dans sa cabine. De temps à autre, il informait l’équipage qu’il offrait un concert, arrosé d’une caisse de bière de sa réserve personnelle : une bière allemande de la marque Beck’s.
Alfred jouait des airs connus et nous invitait à chanter. Il y a effectivement eu de bonnes soirées et manifestement ce grand homme savait se mêler à l’équipage, tout en inspirant le respect nécessaire. Jamais il n’y a eu de débordement lors de ces fêtes du samedi soir.
Le brave homme avait aussi institué un concours qui consistait à parier sur la date et l’heure d’arrivée au pilote du port de destination. On pariait une poignée de dollars qui allaient en grande partie dans un pot commun, une fois prélevé le montant prévu pour l’heureux gagnant du concours.
Je n’ai jamais eu l’honneur de gagner, mais, avec cette « caisse de bord », on a animé bien des fêtes et pourvu à l’achat de cadeaux de Noël, sans oublier notre merveilleuse viande argentine.
Tout ça faisait partie de la gentillesse et de la face paternelle de notre Capitaine Alfred.
La cargaison de Rio est destinée à l’Allemagne et nous nous rendons à Emden. Ce port se situe au Nord Ouest de l’Allemagne, non loin de la frontière avec la Hollande. Il se situe sur la rivière Ems qui donne sur la Frise Orientale, plus exactement l’île de Borkum.
Nous resterons juste le temps de faire en voiture un petit déplacement à Groningen, la ville hollandaise de notre 3e Officier.
Les moyens de déchargement sont modernes et hélas l’escale ne dépasse pas de beaucoup le weekend avant de nous voir reprendre la route pour Montréal où nous arriverons en fin octobre.
C’est l’époque où il y a beaucoup de baleines sur le Saint Laurent et le spectacle est magnifique. Ces mammifères sont manifestement grands, mais ont des mouvements d’une souplesse troublante. Cependant, il ne serait pas bon de se trouver juste à leur côté lorsqu’ils battent de la queue dans un geste ample, mais avec une masse énorme.
Un ami cher habite Trois Rivières et je l’informe de mon arrivée au Canada par un petit télégramme. Il ne pourra me rejoindre à bord à cette occasion, mais je loue une voiture et redescends le long du fleuve pour le retrouver avec sa famille.
En ces années, passablement de personnes immigrent au Québec, un pays accueillant et offrant passablement de possibilités de travail. Divers membres de ma famille s’y rendront et gardent un excellent souvenir de cette belle province, si belle en été et en automne, mais si glaciale en hiver, lorsque tombe ce qu’ils ont coutume d’appeler la « merde blanche ».
Le voyage sur l’Europe est exécrable et nous roulons comme une coquille de noix, parfois jusqu’à 35° d’angle. Toutes les chaises du carré ont cassé leurs amarres et le lit (ce n’est pas une couchette comme pour l’équipage) du capitaine s’est envolé dans sa cabine, fracassant la parois et brisant divers meubles. Puis la Manche nous accueille avec un brouillard à couper au couteau jusqu’à Cuxhaven.
Le chargement de grain est destiné à l’Union Soviétique et nous devons nous rendre à Leningrad, immense ville qui a aujourd’hui retrouvé son nom de Saint Petersburg.
Nous allons ainsi passer par le canal de Kiel, ce qui permet d’éviter le contournement du Danemark et permet de gagner plus d’une journée de voyage.
Il y aura des changements dans l’équipage lors du passage des écluses, dont un qui affectera beaucoup la qualité de vie sur ce navire où il fait bon vivre sous le commandement d’Alfred.
En effet, le premier officier va être remplacé par un personnage qui a réussi, il faut le faire, à se montrer antipathique depuis le moment où il a mis son sac à bord.
Très vite il se fera appeler « Rocco » ou « Rocco Vogel » par à sa ressemblance nasale avec l’oiseau emblème de la fameuse marque suisse de raviolis en boîte, Rocco. On aurait pu l’appeler Cyrano, mais c’eût été une insulte à Bergerac !
Je connais peu de gens qui aient réussi à se faire détester aussi rapidement et pleinement par tout un équipage. Il faut dire qu’il s’appliquait à accumuler gaffe sur gaffe dans ses relations avec ses subordonnés, soit pratiquement tout le monde à l’exception de notre capitaine. Il est vrai que nous l’avons surpris lisant un livre sur la psychologie dans les relations, mais rien à faire, il n’est jamais parvenu à se défaire de sa carapace d’arrogance et il a survécu aux méchants coups de roulis, comme à nos remarques ou attitudes. Même la magnifique plante verte qui ornait sa cabine a survécu aux copieux déversements d’eau de javel que nous prenions le soin de lui attribuer. Comme quoi, certains dieux étaient avec lui.
Il débarquera cependant après quelques voyages au grand soulagement de tous et même de notre Capitaine qui a vite vu que l’ambiance à bord était particulièrement pourrie depuis cette escale à Brunsbüttelkoog, l’entrée du canal de Kiel sur L’Elbe, la rivière qui mène à Hambourg.
Nous sommes encore à une époque où le mot « rideau de fer » signifie quelque chose et on verra que les autorités ne rigolent pas toujours en URSS. Dès que nous prenons le pilote, ce dernier nous fait savoir qu’il est interdit de prendre des photos, d’autant plus que nous croisons des zones militaires. Mais il n’ose affronter notre capitaine Alfred qui, impassible, prend des photos sans se préoccuper des menaces du pauvre pilote.
Les passeports sont saisis et remplacés par des laissez-passer lorsque nous voudrons aller à terre. Et nous voudrons aller à terre, voir ce qui se passe chez ces Soviets qu’on dit si farouches.
La langue est un obstacle important, même si nous découvrons que les « vieux » parlent parfois quelques mots d’allemand. Même la lecture d’un menu dans un restaurant est difficile. Comment écrit-on effectivement « navet » ou « rutabaga » en russe, avec l’écriture cyrillique ?
Pour nous, il y a heureusement les fameux « seamen’s club ». Celui de Leningrad nous organise des sorties en ville, des visites de musées ou d’usines. Pour la vieille ville de Leningrad, je me débrouillerai seul avec un plan. Il en sera de même pour admirer les bords du fleuve Neva, la bourse, St Nicolas, le cuirassé Aurore et le Palais d’hiver de la fameuse impératrice Catherine.
La visite du métro de Leningrad, tout neuf, est impressionnante : tout est d’une propreté que je ne retrouverai qu’à Singapour, il y a même du marbre noir entre les rails des gares.
Dans une usine de tabac, nous nous faisons le plaisir d’introduire quelques cigarettes américaines dans la chaîne de production et nous rions à l’idée de la découverte de ces goûts étranges par le citoyen Popov quelque part en URSS…
Un soir, nous sommes allés dans un cabaret, sans être accompagnés par nos charmantes guides qui savent tout sur les miracles de Lénine, mais rien sur la vie occidentale.
Une « mamuchka » (entendez vieille dame) prend ma veste pour la mettre à la penderie. Elle s’aperçoit que la suspente est cassée et me fait comprendre qu’elle va la réparer. Je la remercie d’un geste accompagné d’un sourire et effectivement, lorsque je suis sorti en fin de soirée, ma veste avait une patère solidement cousue comme même ma mère ne l’aurait pas fait ! La brave dame n’a pas voulu prendre la pièce de monnaie que j’avais à son attention, mais a tout de même accepté une bise venant de ce jeune homme ayant traversé le rideau de fer !
Le spectacle du cabaret incluait une série de chanson en français, interprétée par un homme qui parlait cette langue sans le moindre accent. Nous lui avons demandé de passer à notre table et au bout d’un moment sa langue s’est déliée.
Ayant compris que nous étions des marins de passage et non des agents de la police secrète soviétique (le KGB), il nous raconté sa vie. Jeune français, il était parti en 1918 pour suivre cette magnifique révolution à laquelle beaucoup ont cru, tant en Russie que dans le reste du monde. Il a assez vite déchanté, mais n’a pas été en mesure de rentrer en France et a donc passé de très nombreuses années en URSS, comme chanteur et musicien.
Il était heureux de pouvoir partager ce moment avec nous, ce qui se remarquait bien en comptant le nombre de verres de vodka qu’il y avait sur la table au moment de notre départ de l’établissement.
Nous devions très strictement être de retour à bord avant minuit, sous peine de nous voir retirer notre laissez-passer.
Nous quitterons Leningrad, assez contents de ne plus avoir le poids de ce carcan administratif et policier sur le dos. Ceci était sans savoir que nous allions revenir quelques mois plus tard dans cette même ville, mais avec d’autres températures !
Pour retrouver la Mer du Nord, nous ne passerons pas le canal de Kiel, mais par le détroit situé entre le Danemark et la Suède, l’Oresund, puis le Kattegat et enfin le Skagerak. Normalement, on prend un pilote car le passage est étroit et difficile.
C’est sans connaître notre capitaine qui en a vu d’autres. Pendant la dernière guerre, il était second sur un sous-marin allemand et, comme il me l’a dit, il connaît la région comme sa poche pour l’avoir fréquentée d’une manière discrète. Il me dévoile personnellement son plan de navigation et me demande de suivre très strictement les instructions qu’il me donnera, tout en m’avertissant qu’on allait parfois frôler les roches et la côte.
Me voici donc à la barre de ce navire que je maîtrise bien. Nous sommes de nuit et c’est féerique. Sur la droite je vois les lumières de Malmö et sur la gauche nous nous dirigeons vers un phare qui semble très proche. On nous adresse des signaux lumineux que je ne peux qu’interpréter comme un signal de danger.
Impassible, Alfred fait avancer encore le Bregaglia pratiquement jusqu’à la côte et m’envoie alors l’ordre « à tribord toute ». Le navire vire presque sur place et file à toute vapeur sur l’autre côte, ayant franchi le point difficile exactement comme le voulait l’ancien second d’un U-Boot dont je ne saurais jamais le nom.
Je crois que l’Officier de quart était le troisième. Il n’a pas eu un mot à dire et il est resté pâle de cet exercice de pilotage mené de main de maître par Alfred. Le Kattegat et le Skagerak seront passés sans plus de difficultés et j’imagine notre vieux content d’avoir épargné les frais d’un pilote et ayant gagné au moins une journée de voyage en direction du Canada, pour changer !
Une nouvelle escale à Montréal me permet de refaire un saut à Trois-Rivières pour aller voir mon ami Jean, l’ancien chef steward du Celerina. Il a donc décidé d’immigrer au Canada et je le retrouverai dans quelques années en Colombie-Britannique, à Vancouver.
Retour sans incident. Je continue à bosser mes cours, malgré la sale ambiance qui règne à bord depuis l’embarquement de l’hurluberlu qui nous sert de premier Officier.
Mon école navale fait bien les choses et je sens que ma préparation avance de manière très positive.
Notre Capitaine n’est cependant pas étranger à cette situation et il m’aide beaucoup dans ma formation, sans pour autant faire un quelconque favoritisme. Je suis de quart avec le troisième et c’est du délice avec cet Officier qui ne se prend pas la tête et sait nous considérer et nous respecter.
Nous voici bientôt en Mer du Nord et à nouveau nous effectuons un passage du canal de Kiel avec le débarquement de trois matelots italiens qui étaient des gars super. Ils ne supportent pas notre « Rocco Vogel » et ils ont bien raison.
Il y a du courrier et c’est bon d’avoir des nouvelles de la maison, d’autant plus qu’en URSS il n’y aura pas de poste comme nous l’avons vu lors du premier voyage.
Pourquoi ne pas passer à nouveau par le Kategatt me demanderez-vous ? Un simple problème de tirant d’eau lorsque nous sommes chargés. Il faut tout de même un minimum d’eau sous la quille. On aurait cependant pu passer par Copenhague, mais la Compagnie a préféré le canal de Kiel. Probablement un impératif de l’affréteur ou des chargeurs.
Nous arrivons à Leningrad le 18 novembre, l’hiver n’est pas loin et cela se ressent. La glace se forme sur le pont et il y a aussi une fine neige très légère et volubile qui s’accumule. Nous devons nous débarrasser de cette surcharge. Malgré les gants et un passe-montagne, le froid est piquant.
L’étroit passage qui mène au port est totalement gelé et il faudra cinq heures d’efforts pour qu’enfin nous soyons amarrés au quai. Nous sommes transis de froid.
On découvre une autre ville avec la neige et la glace. Les conducteurs de bus nous étonnent en effectuant des dérapages très contrôlés dans les rues ! Le Seamen’s Club nous accueille et c’est avec plaisir que nous dégustons un merveilleux caviar rouge, pour quelques roubles. J’irai au théâtre et verrai une pièce de Tchekhov dont le titre m’a totalement échappé. Tout est en Russe, bien entendu, mais le spectacle est intéressant, la salle magnifique.
On nous propose une visite de Moscou, mais le prix du voyage et du séjour reste onéreux pour ma bourse et je renonce.
Nous faisons par contre des achats dans les centres réservés aux étrangers qui paient en dollars américains. Le troisième Officier, Peter, se procure un magnifique appareil de photo pour peu d’argent, j’achète passablement de disques de musique classique, dont du Tchaïkovski. Il y a aussi les jolies poupées russes qui feront des cadeaux lors de mon retour au pays.
La Neva est totalement gelée et les thermomètres affichent entre -20° et -30° C. Il y a jusqu’à 70 centimètres de neige sur le pont, une poussière fine magnifique, mais que nous devons enlever sans cesse. Le Bregaglia est décoré de magnifiques stalactites sous forme de glaçons. Les amarres sont gelées et de ce fait fragilisées. Il est pratiquement impossible de les manœuvrer.
Pour sortir du port en cette fin novembre, il nous faut deux brise-glace dont le principal est le fameux « Lénine » à propulsion nucléaire.
La glace est assez épaisse, mais les choses se passent bien. Nous ne prendrons pas la route par Copenhague, mais repasserons le canal de Kiel à lège pour filer sur Halifax, content d’avoir quitte ce que j’ai considéré comme une esquisse de la Sibérie dans ma correspondance avec la famille.
L’Atlantique Nord n’est jamais tranquille en hiver et le voyage vers la Nouvelle-écosse sera mouvementé, avec passablement de mauvais temps.
Le chargement est impressionnant de rapidité et comme je suis de quart, il n’y aura pas de sortie à terre pour moi. Les quarts portuaires de nuit sont normalement assez agréables et je peux faire mon courrier, voire bosser mes cours ou étudier les corrections qui m’ont été envoyées comme courrier par l’Université.
Nous apprenons que ce sera Brême qui nous accueillera pour les fêtes de Noël. C’est le pays de notre Capitaine et il se réjouit, d’autant qu’il pourra retrouver son épouse et passer quelques jours avec elle, dans son pays.
Alfred a écrit au Hafenmeister, son copain d’enfance, pour qu’il nous trouve une place à l’ombre, au fond du port là où on nous oublierait jusqu’au nouvel-an…
La Manche est dévalée à toute vitesse, vent et marée au cul, comme on dit, et nous arrivons au bateau-phare Weser, virage à droite, paré à mouiller ! L’ancre descend dans un bruit de tonnerre et nous voici heureux à attendre que la fameuse place de port nous soit attribuée. 24 heures plus tard, le 22 décembre, arrive un télégramme disant :
« Merry Christmas, please proceed to Kleipeda, USSR ».
Le cœur mixte du bord s’est mis à entonner une marche funèbre et Alfred se retrouve veuf pour la Noël. La mort dans l’âme, nous voici à nouveau à prendre l’écluse de Brunsbüttelkoog pour embouquer le canal de Kiel, chargeant à toute vitesse un supplément d’avitaillement ainsi que le courrier qui nous a été envoyé par un taxi.
Une trentaine d’heures dans les glaçons de la Baltique et nous voici arrivés, le jour de Noël à Klaïpeda, l’ancienne Memel, proche de la frontière polonaise, en actuelle Lituanie.
Pilote, manoeuvres, grincements, chants de louange pour l’étoile rouge et nous voici à quai vers minuit.
Le lendemain, le 25, nous avons un immense gueuleton entre 18h et 21h et on a mangé comme des rois ce que Jacky nous a concocté : du marcassin à la mode chasseur avec tout l’accompagnement rituel pour ce genre de mets. Ces délices de la cuisine sont accompagnés de vins dignes des plus grands empereurs que nous dégustons avec délectation. A 21h, nous sommes tous appelés chez le Capitaine qui nous reçoit dans son salon pour prendre un verre. Nous avons chanté, plaisanté jusqu’à l’arrivée du Père Noël avec un joli petit cadeau pour chacun. Rires du diable prolongés jusqu’à minuit.
Aux douze coups de l’horloge « Rocco Vogel » m’annonce que je suis de garde jusqu’à six heures du matin. Il avait certainement lu le second chapitre de son livre sur la psychologie des relations humaines.
Certains vont se coucher, les meilleurs m’accompagnent jusqu’aux premières heures, n’hésitant pas à faire beaucoup de bruit à chaque fois que l’on passe devant la porte de la cabine de ce cher « Rocco ».
Dans la période de l’entre deux fêtes, nous sommes tous les soirs dehors, principalement au restaurant « Neptunus » où nous avons rencontré une bande de joyeux étudiants et étudiantes très heureux de pouvoir fréquenter des gens qui viennent d’ailleurs. Le réveillon approche et nous avons décidé de le passer ensemble.
Nous avons apporté, comme dans la chanson de Gilbert Bécaud, du véritable champagne de France. Nous retrouvons nos amis tout endimanchés, les filles belles comme des camions. On va chez l’une d’entre elles qui nous ouvre la porte de son appartement. Tout était décoré magnifiquement et il y avait une immense table recouverte d’une nappe blanche et de mille friandises et autres victuailles des plus variées. On s’est mis à table et on a porté des toasts en levant nos verres de vodka, mais pas n’importe quelle vodka : de celle que l’on va acheter avec le bidon à lait chez le paysan. Comme je l’écrivais à mes parents, un seul verre suffirait à tuer une belle-mère, mais les litres sont passés et les Suisses sont restés, vacillants certes, mais la tête haute.
A minuit, champagne et on a commencé à danser la polka à la mode du pays, ce qui n’était pas des plus reposant. Tout cela jusqu’à sept heures du matin alors que la loi soviétique veut que les marins soient à leur bord à minuit.
Autant dire que la police du port n’était pas contente et nous a interdit de retourner à terre. Mais on s’en foutait, on avait eu notre réveillon et de toute façon le Bregaglia allait bientôt partir…
Pas vraiment selon le programme ! Que s’est-il passé pendant notre absence festive ? En rentrant, nous avons constaté que les dockers étaient ivres au fond des cales, choulant le grain non pas des côtés vers le centre, mais à l’envers ! Le chef débardeur, également ivre mort, avait fait fermer les cales, déclaré que ce soit la fête pour tout le monde tout en exprimant des pensées émues mais peu polies pour son gouvernement.
Le navire est ainsi parti avec un jour de retard, mais nous avions bien passé le cap de l’année.
Jacky, notre cuistot, est tombé amoureux d’une belle appelée Macha et il rêve déjà de débarquer et d’aller la trouver ou de la faire venir en Suisse. L’affaire ne sera pas aussi simple que cela et se terminera mal pour la belle. On ne doit pas s’amouracher avec ces chiens d’occidentaux et les autorités mettront tous les obstacles possibles pour empêcher cette fille de quitter son pays. Finalement, Jacky n’a plus eu de nouvelles de Natacha qui semblait s’être évaporée. J’espère pour elle que ce ne fut pas dans un goulag en Sibérie.
Après bien quelques années, Jacky s’en remettra tout de même avec une merveilleuse grisonne qui l’a accompagné jusqu’à son dernier jour, lui donnant de beaux enfants qui perpétuerons son sourire et sa gentillesse.
Notre matelot d’Isérable est rentré tard lui aussi, mais il a voulu forcer le portail de contrôle. Sans hésiter, le garde lui a tiré une balle de fusil dans le mollet pour le stopper et notre marin s’est retrouvé à l’hôpital d’une prison avant de se faire ramener « Manu militari » à bord.
Notre Capitaine avait de la peine à retenir un rire au vu de cette situation, mais ne pouvait le montrer d’une manière officielle.
Effectivement, à cette époque, on ne badinait pas de l’autre côté du rideau de fer.
Le départ fut mouvementé au propre comme au figuré. Tout d’abord une fouille totale du navire, vu la disparition d’un débardeur dans le port. Les autorités ont grande crainte des clandestins qui cherchent à fuir le régime.
De plus, la météo s’est mise contre nous avec beaucoup de neige et des bourrasques épouvantables. Il y a une houle de plus d’un mètre à l’intérieur même du port. Les aussières cèdent les unes après les autres. Je cherche à contrôler la situation sur le pont, mais les autorités exigent que nous restions dans nos cabines. Un bras de fer qui se termine par un mot magique « Kapitanski !». Je suis aux ordres du Capitaine et non à celui des policiers ! Ils plient finalement et me laissent travailler, changer les amarres cassées et essayer de maintenir le Bregaglia à sa place le long du quai. Une sorte de retraite de Russie agrémentée d’un Stalingrad, mais nous sommes là, bien que de très mauvaise humeur envers ces autorités qui se croient tout permis. Il n’y avait pas de clandestin à bord.
Le calme revient une fois le pilote débarqué et le rythme de la navigation repris. C’est ainsi que je passerai la nuit de mon 23éme anniversaire, en route pour le canal de Kiel, une impression de revenir vers la civilisation.
Nous mettons le cap sur Las Palmas, puis l’Argentine avec comme destination le Rio de la Plata. En passant la Manche, je téléphone à la famille, privilège de ce navire équipé de la radiotéléphonie. C’est toujours un sentiment fort que d’appeler quelqu’un qui ne s’attend pas à un appel et de converser ensuite avec ce proche, pratiquement comme avec un téléphone terrestre normal. Aujourd’hui, de telles choses semblent normales, mais à l’époque c’était nouveau.
On reste étonné de passer si vite des frimas soviétiques aux douces températures des tropiques. Quatre jours et nous sommes presque à la latitude des Canaries, troquant le gros pull pour une camisette légère.
Au passage de l’équateur, nous aurons des nouveaux à baptiser, cela laisse présager de bons moments. C’est l’occasion pour moi de préparer neuf diplômes calligraphiés en lettres gotiques, les récipiendaires seront contents.
Le Rio de la Plata porte bien son nom et nous accueille sur son miroir d’argent si bien décrit dans la chanson de mon ami Georges Mustaki que j’aime à retrouver sur notre lieu de vacances commun. Nous remontons le Parana sur une bonne distance jusqu’à atteindre un petit village nommé Villa Constitucion. La navigation sur cet immense fleuve qui se prélasse est féerique.
Près de 24 heures de route depuis Buenos-Aires. Il n’y a pratiquement rien dans la région, à part les silos à grain. Les cinq cents habitants n’ont pas grand chose à nous offrir au niveau divertissement. Aussi, prenons nous le bus pour nous rendre à Rosario ou à San-Nicolas, les deux bourgades de plus grande importance et qui sont les plus proches.
L’escale argentine sera agréable par son climat, l’ambiance et la beauté de l’endroit. C’est là que j’ai décidé d’apprendre la langue et que je me suis procuré une méthode… basée sur l’anglais. Pas idéal, mais à défaut de grive, on mangera du merle. Et puis il y a la télévision et les bonnes vieilles séries américaines qui passent en espagnol, ça aide bien pour la prononciation.
De manière à disposer de plus de temps libre, nous inaugurons un nouveau système de garde au port : 12 heures d’affilée et ainsi on est libre pendant un jour et demi. Evidemment c’est long, mais comme cela se passe tous les cinq jours, c’est tout à fait supportable.
Nous allons compléter notre cargaison plus au sud et nous rendons à Bahia Blanca. Sauf erreur, nous sommes restés une quinzaine de jours à l’ancre pour attendre une place à quai et finir le chargement. Il y a un navire italien qui attend aussi.
Nous mettons les chaloupes à la mer et on va leur rendre visite. Nos matelots italiens jubilent et se font un bain de santé à parler avec des compatriotes et à comparer leurs conditions d’embauche. Finalement, ils ne sont pas si mal avec les contrats offerts par la compagnie suisse. Au coucher du soleil, nous rentrons à bord du Bregaglia, un peu grisés par le chianti qui vaut bien le Mendoza argentin.
La compagnie nous a envoyé un rapport indiquant que ce navire est celui sur lequel il se consomme le plus de bière et d’alcool. Très psychologiquement, notre Capitaine Alfred a répondu que le Bregaglia était le seul navire de la compagnie qu’il connaissait à bord duquel il n’y avait pas de casse ni d’histoires à cause de la boisson.
Il est probable que le brave homme ait volontairement oublié la cuite mémorable du Fin en URSS, un abus de vodka qui lui a valu deux jours de coma éthylique et un blâme du Commandant. Mais il est vrai que je n’ai que rarement vu des collègues qui ne soient pas en mesure de prendre leur poste ou d’effectuer leur travail. Ce Capitaine savait vraiment bien comment préserver la chèvre et le chou et il était apprécié de tous, sans exception.
Tout comme à Necochéa où nous achetions un cheval et une meule de foin pour US$ 15.00, nous allons profiter à Bahia Blanca de la merveilleuse cuisine argentine. La viande y est moins chère que les patates et nous allons passer quelques excellents moments dans les churrascos et autres asadores. Le personnel, habillé en gaucho de la Pampa, débite la viande à même la bête Cette dernière est étendue sur un immense brasero en forme de tipi, comme la peau d’une tente d’indiens. C’est l’été dans l’hémisphère sud, il fait beau et décidément nous passons du bon temps à cette série d’escales argentines.
Au total, nous serons restés plus d’un mois à Bahia Blanca, une situation difficilement concevable aujourd’hui. J’en ai profité pour bien avancer dans mes cours et lire un maximum de livres en anglais pour essayer d’améliorer mes connaissances de la langue. En effet, l’heure de me rendre à l’école navale avance et il est bon de me préparer. Ma bibliothèque technique et nautique a pris des proportions imposantes et tous ces documents devront me suivre à l’université !
Un courrier de mes parents m’informe que nous allons nous rendre en Mer Noire. Personne ne le sait à bord, même pas le Vieux. Il se renseigne et effectivement les informations qu’avait obtenu mon père s’avère être exactes : nous allons à Batumi en Géorgie, en passant par les Dardanelles, donc la Turquie.
Il n’y a pas de pavillon de courtoisie turc à bord et on me demande d’en confectionner un. Pour ce faire, je prends un pavillon « B » du code international qui est de couleur rouge. J’y ajoute un croissant et une étoile sur chaque face et le tour est joué, ou presque… Dans les pays musulmans, l’étoile a cinq branches et j’ai cousu deux triangles, donc une étoile à six branches. Je vois d’ici les fils de David sourire et ceux de Mahomet m’insulter. Il n’en sera rien, je garderai le secret pour moi et le pavillon est si haut hissé qu’on n’y verra que du feu, ou une petite étoile blanche. Qu’Allah et Yahvé me pardonnent, s’ils sont des divinités distinctes.
Nous allons donc remonter jusqu’à Gibraltar, traverser la Grande Bleue d’Ouest en Est et découvrir les Dardanelles et le Pont Euxin.
On est au mois d’avril et la Méditerranée orientale est une merveille. L’eau est d’un bleu intense comme seul on le retrouve dans cette mer. Je revois encore aujourd’hui un magnifique coucher de soleil sur le cap Sounion, avec accompagnement de dauphins. De quoi méditer sur Ulysse en train d’écouter le chant des sirènes au lieu de rentrer directement à la maison comme Pénélope le lui a demandé.
Le détroit des Dardanelles se passe avec un pilote, c’est spectaculaire et cette notion de se trouver à cheval entre l’Europe et l’Asie est souriante. La Mer de Marmara est presque un grand lac. Puis c’est le Bosphore et Istanbul.
Le pont qui unit aujourd’hui les deux continents ne sera construit que plus tard. Ce n’est pas très large, quelque 600 mètres, et la ville est partout sur les deux bords. Beaucoup d'habitants de la rive anatolienne utilisent l’un ou l’autre de la centaine de bateaux et ferries, pour traverser ce passage et aller travailler dans l'Istanbul européenne. Le trafic traversier est important.
On devine certains monuments de l’ancienne Constantinople, d’autres sont bien visibles depuis le bateau et la position ainsi que l’enjeu stratégiques de cette ville sont fort perceptibles lorsqu’on longe les plus de 40 kilomètres des rives du Bosphore.
De nos jours, plus de 50’000 navires transitent annuellement dans le détroit. La navigation n’y est pas sans danger car il y a des violents courants et le passage reste étroit en divers endroits.
Au sens de la convention de Montreux de 1936, ces eaux sont classées comme « domaine maritime international ». Théoriquement, elles sont donc libres d'accès. Cette internationalisation implique que la présence d'un pilote à bord ne peut être exigée. On comprendra ainsi pourquoi plusieurs graves accidents s’y sont produits.
Une fois franchi le passage et le pilote débarqué, nous mettons le cap sur Batoumi, un port qui se trouve en URSS, tout proche de la frontière turque. Un voyage de plus de vingt-cinq jours de mer se termine, mais l’aventure continue :
Les autorités sanitaires considèreront que les céréales argentines ne sont pas exemptes de vermine et exigent une fumigation de toutes les cales avec un produit hautement toxique.
Tout l’équipage doit débarquer et sera logé dans un hôtel. Je suis parmi les derniers à quitter le navire, il faut bien que quelqu’un ferme les cales après que les produits aient été vaporisés. Me voici donc affublé d’une combinaison et d’un masque, digne d’un cosmonaute, mais très incommode.
Il faut imaginer plus de trente marins que l’on débarque dans un « hôtel » au bord de la Mer Noire. Rien n’est prévu et du reste ils n’ont rien. On nous met à disposition des lits immondes dans lesquels personne ne peut dormir : le premier qui s’est assis sur le sommier s’est retrouvé avec le derrière touchant le plancher ! On a beau hurler, ils n’ont effectivement rien à nous proposer. On mettra pour la plupart d’entre nous les matelas par terre.
Les lits, sur roulettes, serviront pour faire des courses dans les immenses corridors au grand dam du personnel qui ne sait où donner de la tête. Il y aura quelques dérapages non contrôlés et de la poterie cassée, les lits sont indemnes.
Au petit déjeuner, on se retrouve dans un réfectoire où on nous sert du thé avec pour chacun deux gaufrettes et un peu de saindoux. L’ambiance devient tendue, l’équipage gronde, la pauvre cuisinière ne sait que faire, mais se rend bien compte de la situation. Elle entend des mots qu’elle ne comprend pas bien entendu sauf probablement « Sibiria » et « goulag ». Branle-bas des autorités qui nous proposent une excursion dans un kolkhoze, avec repas. Puis ce sera une soirée de musique classique. On interrompt la musique pour annoncer la visite de marins suisses de passage à Batoumi. Applaudissements, c’est Tintin au pays des Soviets. Ils font tout pour essayer de nous faire plaisir, c’est touchant.
Mais c’est dans la rue que nous aimons entrer en contact avec les gens. Depuis nos autres voyages en Union Soviétique, nous savons que les bas nylon ont un succès énorme et nous en avons fait provision. Le commerce marche bien, mais il faut être prudent d’un côté comme de l’autre.
Jacky a réussi à échanger je ne sais plus quoi contre un magnifique chapeau en astrakan. Malheureusement, la femme du « vendeur » russe n’est pas d’accord avec l’échange et hurle pour que notre cuistot rende le chapeau qui, effectivement, vaut beaucoup plus que la pièce d’échange. Comme quoi, il n’est pas toujours nécessaire de connaître la langue de son interlocuteur, Madame s’est clairement exprimée.
Finalement, nous regagnerons le bord et pourrons retrouver nos cabines, remettre l’électricité en marche et le Capitaine ordonne une super bouffe pour tout l’équipage qui applaudi. Le déchargement se fera sans problèmes et nous ne saurons jamais si le grain était effectivement contaminé ou si cela a été un excès de zèle de la part des autorités locales.
La carène du Bregaglia se fait sale et il nous faut faire un passage en cale sèche. L’opération se déroulera sur l’île de Malte, au port de la Valette.
Nous y arriverons en fin avril, pratiquement au lever du soleil. Le pilote devrait venir, mais tarde. Notre Capitaine est impatient et se rapproche de l’entrée du port pour gagner du temps. Ce n’est pas du goût du chef de port qui nous intime de nous éloigner. Cependant le geste a accéléré la venue à bord du pilote qui a probablement dû lâcher son café du matin pour calmer notre intrépide Capitaine. En deux temps, trois mouvements, nous voici en cale sèche, non loin d’un navire de la Royale, entendez la Marine Nationale Française.
La Valette est bâtie sur la côte nord-est de l'île de Malte, sur une péninsule séparant deux havres naturels : le Marsamxett Harbour au nord, et le Grand Harbour au sud. C’est dans ce dernier que nous irons.
Ce serait Charles-Quint qui aurait « offert » cette île à l’Ordre Souverain Militaire Hospitalier de Saint Jean de Jérusalem, Rhodes et Malte, plus simplement appelé l’Ordre de Malte.
La ville est féerique et surprenante. Son nom provient de celui de son fondateur français, Jean Parisot de La Valette qui était grand maître de l'Ordre. La Valette date du XVIe siècle et on y trouve de nombreux bâtiments de l'époque des chevaliers de l'Ordre, en particulier le Fort Saint-Elme situé sur le promontoire entre les deux baies de la ville.
Malte a été la convoitise de beaucoup de puissances de la Méditerranée et a fait l’objet de mille enjeux, parmi lesquels la terrible tentative d’invasion par les Ottomans (Amiral Piali Pacha) en 1565. Pendant plus de deux siècles et demi, l’Ordre de Malte règne sur l’île. Puis en 1798, Napoléon Bonaparte prend Malte au nom la France, mais il y aura une révolte des Maltais contre cette occupation française et les Anglais s’installent à leur tour sur l’île.
Entre 1800 et 1814 plusieurs actions sont prises de la part de l’Ordre de Malte pour que l’île leur soit rendue mais le 30 mai 1814, quand le traité de Paris est signé, Malte est définitivement cédée aux Anglais et l’appel de l’Ordre au Congrès de Vienne reste sans suite.
Malte est fortement bombardée en 1942, pendant la seconde guerre mondiale.
En 1964, elle devient indépendante, mais reste membre du Commonwealth, avec un Gouverneur britannique. Dix ans après, en 1974 elle est proclamée République parlementaire indépendante.
Malte entre dans l’Union Européenne en 2004.
La vieille ville de la Valette abrite de nombreux monuments, dont l'ancien Palais des grands maîtres de l’Ordre, une magnifique co-cathédrale, ainsi que plein de maisons merveilleuses qui font qu’aujourd’hui la ville est inscrite sur la liste du Patrimoine mondial de l'humanité.
Nous passerons des heures dans ces petites rues où il fait bon vivre de jour comme de nuit.
J’irai aussi tester mon matériel de plongée acquis aux Etats-unis. Les fonds sous-marins au pied de la ville sont presque aussi beaux que ceux de mon lieu de plongée préféré, sur la Côte d’Azur.
Nous louons aussi une voiture pour visiter l’île et évitons de justesse un accident qui aurait pu être grave : à un croisement, la VW coccinelle que conduisait notre 3e Officier se retrouve avec l’accélérateur bloqué. On passe de justesse, malgré la conduite à gauche, souvenir de l’Empire britannique.
Presque tout le monde parle l’anglais, mais la langue nationale, le Maltais n’a rien à voir avec les autres langues européennes. On y parle aussi l’italien.
Il y a beaucoup de marins français en ville et on les reconnaît facilement à cause du pompon rouge de leur bonnet.
Une semaine passe vite et nous voici à nouveau à flot, cap sur Montréal et les Grands Lacs américains. Cette fois nous irons à Superior, juste au sud de Duluth, mais sur l’état du Wisconsin. La rivière Saint Louis sépare les deux villes.
En remontant les écluses du Weeland, j’ai le plaisir de la visite de mon ami Jean qui habite maintenant juste à côté. Il monte avec la vedette du pilote et je le débarquerai à la dernière écluse. Nous montons brièvement sur la passerelle pour que je le présente au commandant.
Pour l’accostage à Superior, nous essayons d’éviter l’usage de remorqueurs pour nous mettre à quai, mais la manœuvre ne se passe pas comme le voudrait le pilote et au dernier moment nous devons faire appel aux pousseurs pour nous placer.
J’ai beaucoup d’achats à faire lors de cette escale, car il me faut des habits corrects pour l’université. Par ailleurs, je dois planifier mon arrivée à l’école, les questions financières, le déplacement et j’en passe.
En effet les choses se précipitent. Je vais donc entamer mon dernier voyage sur ce rafiot que je finis par bien apprécier, sauf la présence de notre « Roco Vogel ».
Il va débarquer lui aussi, mais ne sait probablement pas encore que les 20 personnes sur 34 qui vont débarquer à Rotterdam ont fait savoir que ce personnage était la raison première de leur débarquement.
J’apprendrai que l’oiseau en question est allé voir des embarquements sur d’autres compagnies et je n’ai plus entendu parler de lui. Sans regret !
Ma dernière lettre du bord date du 17 mai et j’y indique mes derniers préparatifs et donne la date de mon début des cours : le 18 juin 1966. Le retour n’est que routine et il n’y aura aucun incident, même pas du mauvais temps.
Rotterdam est déjà à cette époque considéré comme le plus grand port du monde avec pour nom « Europort ». Si on y ajoute tous les lieux de chargement ou de déchargement alentour, on arrive à un complexe totalement inouï auquel on doit ajouter le cordon ombilical marin que représente le Rhin et le réseau de canaux de navigation adjacent.
On entre par la « Maasmond », l’embouchure de la Meuse, suivant un imposant canal qui a été dragué pour accueillir les plus grands pétroliers, même à marée basse. C’est tout simplement féerique et mille lumières constellent jour et nuit ce contexte qui s’étend sur des kilomètres. Au début, c’est le complexe pétrolier, puis ce sont les cales sèches et les ateliers avant de pénétrer, une vingtaine de kilomètres plus loin, dans le « Nieuwe Maas » pour finalement nous mettre à quai dans le « Maashaven », pratiquement au cœur de la ville.
Le trajet se fait sous le contrôle d’un imposant dispositif de radar qui suit les navires sur tout le trajet. On peut ainsi entrer dans ce port même par le brouillard le plus épais.
Le port accueille des navires qui viennent du monde entier et on s’attend à rencontrer le Karaboudjan du Capitaine Haddock comme le Savannah à propulsion nucléaire. Mille noms de navires et de ports d’enregistrement à des consonances étranges ou insolites. C’est un témoignage des capacités humaines à vous couper le souffle, tout simplement.
Je suis à la barre, comme de coutume et ce jusqu’à ce que retentisse le signal « finished with engine ». La fin d’un long séjour sur ce navire à bord duquel je viens de passer plus de dix-huit mois. Je pose mon sac à terre le soir même et prendrais le ferry pour Harwich le lendemain matin.

BREGAGLIA 2
Je ne vais pas attendre longtemps pour avoir un nouvel embarquement, mais ne m’attendais pas à ce navire. Un télégramme m’indique qu’un billet d’avion a été émis pour me rendre à Hambourg où m’attend… le Bregaglia que j’avais quitté six mois plus tôt.
Le Capitaine Alfred est toujours aux commandes, mais je vais devoir me faire une place à bord : tout d’abord il me faut me positionner par rapport aux membres de l’équipage que je connais de mon embarquement précédent. Et puis, je me retrouve devant une situation difficile car le Premier Officier n’est autre que la personne qui commandait le Silvaplana lors de son échouement.
Ceci me fait penser que, concernant ce terme, il faut différencier en français le mot « échouage » de celui d’« échouement ». Le premier est volontaire, l’autre est accidentel. On peut mettre un bateau à l’échouage pour le caréner, mais on subit un échouement après avoir été drossé à la côte suite à une avarie de machine.
Il ne me sera pas difficile de me faire respecter par mes anciens compagnons de route, car ils savent que je connais leur travail. Les points seront vite mis sur les « i » et je n’ai jamais eu le moindre ennui.
Ils savaient tous que si je devais me montrer un jour autoritaire, ce serait par obligation et non pas par manque de tact ou de respect. Par exemple, je laisse toujours le matelot de garde se mettre un moment au chaud ou fumer sa cigarette, mais si le Capitaine venait à surprendre une telle situation, je n’hésiterais pas à verbaliser ou faire une remarque. Cela ne m’est jamais arrivé, l’accord était bon.
Par contre, entre le Premier Officier qui a donc baissé de rang, alors que moi qui suis passé de celui de mousse à celui d’Officier, c’est plus délicat. Au cours des plus de douze mois que nous passerons ensemble, pas une seule fois nous n’évoquerons nos navigations communes antérieures. Une sorte d’accord secret.
Par contre, j’ai l’impression que les horaires de garde ont été ainsi combinés que les points étoiles étaient curieusement presque toujours pendant mon quart et jamais pendant celui du Premier Officier. Je m’en suis bien accommodé et j’ai toujours aimé cette partie de la navigation.
Je ne sais pas si Alfred était au courant de cette situation entre le premier et moi, mais je suppose tout de même que si.
De Hambourg, nous devons nous rendre à Norfolk pour y charger du charbon à destination du Japon, en passant par Panama.
Nous quittons l’Allemagne de nuit et je suis immédiatement dans le bain avec mon premier quart. Le pilote débarqué, le Capitaine me rappelle simplement que son épouse étant à bord, il espère qu’il ne sera pas dérangé. Puis il descend retrouver sa belle alors qu’il y a de la brume et beaucoup de trafic.
Le radar tourne et je suis beaucoup sur l’écran, tant pour vérifier notre position et la porter sur la carte que pour suivre les autres navires et éviter des situations trop rapprochées. J’ai un matelot de confiance et tout se passe bien. On est en hiver, il fait froid et à minuit je suis bien content de retrouver Charles, mon collègue de la machine, autour d’un thé, avant d’aller me coucher, les yeux rougis après près de quatre heures à scruter les ombres de la brume et pratiquer du pointage sur le radar.
J’ai toujours beaucoup apprécié cette marque de confiance de mon Capitaine lors de ce premier quart, comme plus tard d’ailleurs. Dès la première minute, il y avait un extraordinaire climat de complicité, lui sachant qu’en cas de doute, je n’hésiterais pas à l’appeler et moi sachant que je pouvais le contacter à tout instant pour un juste motif, ce qui ne manquera pas d’arriver au cours de ces prochains mois de navigation sur la passerelle du Bregaglia.
La traversée de l’Atlantique s’est effectuée dans le calme et à la mi-novembre, nous sommes au large de New York, cap sur Norfolk un peu plus au sud.
Arrivés à bon port, nous devrons attendre plus de dix jours une place à quai pour le chargement.
Lors des escales, une partie de mon travail consiste à rédiger ou remplir divers documents de douane, d’immigration et je suis un peu le secrétaire du Commandant. Heureusement, je manipule assez bien la machine à écrire, même si je ne tape qu’avec deux doigts.
Le charbon arrive dans des wagons qui sont soulevés par d’énormes grues et vidés d’un coup, directement au fond de nos cales. Puis le wagon est remis sur les rails d’une voie de garage, en pente ; ils roulent ainsi plus loin, sans nécessité d’une locomotive et un convoi vide se compose presque automatiquement.
A ce rythme, en huit heures notre cargaison est chargée et nous sommes prêts au départ. La vérification du tirant d’eau sera mon unique opportunité de mettre le pied à terre.
Une fois le navire débarrassé à grande eau de la poussière de charbon, la « descente » sur l’isthme de Panama se passe sans histoire. Je retrouve les tropiques avec délices, d’autant qu’on est en début décembre. On passe à quelques encablures de certaines îles des Bahamas et on peut se surprendre d’une folle envie de se foutre à l’eau, tellement cela semble paradisiaque. Les averses tropicales se succèdent, une pluie chaude et agréable, mais je dois rester sérieux sur ma passerelle, contrairement à l’équipage qui se fait un plaisir d’une telle douche de qualité naturelle, un don du ciel.
Nous effectuons le mazoutage à Cristobal, puis c’est la traversée du canal, une opération déjà connue. Je suis de poste de manœuvre à la proue et les communications se font par walkie-talkie.
Il y a un équipage de terre qui effectue les manœuvres. Pour moi, la sensation est devenue autre, vu les responsabilités que j’assume maintenant. On a cependant le temps d’admirer les ouvrages du canal et la nature environnante, toujours aussi luxuriante. Le spectacle reste époustouflant et comme je ne suis plus rivé à la barre comme précédemment, j’ai mieux l’occasion de regarder le paysage.
La traversée de l’Océan Pacifique se fait si possible sur une route dite loxodromique, soit en suivant un arc de grand cercle, le plus court chemin entre deux points sur une sphère. Mais les règles de charge prévoient les limites de navigation dans les océans, ainsi que les périodes pendant lesquelles s’appliquent lesdites règles.
Pour nous, la règle 46 indique les périodes saisonnières suivantes : du 16 octobre au 15 avril c’est l’hiver et le reste de l’année c’est considéré comme l’été.
Comme nous sommes manifestement en hiver, la limite sud de la zone centrale du Pacifique fait que nous ne sommes pas autorisés à remonter « plus haut » que le 35e parallèle nord entre les méridiens 150° W et 145° E. Nous ne prendrons de ce fait pas exactement une route loxodromique pure, mais passerons entre les îles hawaïennes.
Pour un navire avec une stabilité comme celle du Bregaglia, la traversée du Pacifique signifie un roulis perpétuel, dicté par la longue houle qui caractérise ce plan d’eau. Nous roulerons donc comme une vieille barrique pendant des jours et des jours.
Je m’en accommoderai cependant, utilisant ce roulis pour faire un peu d’exercice en traversant la passerelle d’un bord à l’autre, mais toujours à la montée, accordant mon pas à la période de roulis. Ce procédé fonctionne à perfection et permet de faire de la marche en même temps que je suis de quart, joignant l’utile à l’agréable. Une gîte de 20° signifie une déclivité de 30%, belle pente, non ?
Deux tâches occuperont aussi beaucoup de mon temps à bord. Je suis tout d’abord responsable de la sécurité ainsi que du matériel y relatif.
Il faut vérifier le bon état de tout ce matériel et faire de temps à autre des tests. Régulièrement, il y a des exercices de sécurité, avec descente des canots de sauvetage. La lutte incendie est l’autre gros pavé en ce qui touche la sécurité à bord.
En plus, je suis chargé de m’occuper des bulletins météo et dois rédiger chaque jour la carte du temps qui nous attend. Les données nous parviennent en morse, selon un code bien précis. Je dois donc déchiffrer ces données et les traduire sur une carte conventionnelle, avec les hautes et basses pressions, les fronts et les autres indications du bulletin.
C’est en forgeant qu’on devient forgeron et j’améliore ma formation en observant les nuages, en comparant la carte avec la météo effectivement vécue et me prends au jeu de la prévision avec les moyens du bord de l’époque.
Comme nous sommes dans le domaine de la météo marine, il est à préciser que l’intensité du vent se mesure sur la base de l’échelle Beaufort.
Cette échelle comporte 13 degrés allant de 0 à 12. Elle a été crée par l'amiral britannique Francis Beaufort en 1806 et retenue comme base internationale lors d'un congrès en 1946.
Les chiffres utilisés dans cette échelle n’ont pas été pris au hasard, mais relèvent d’une approche mathématique bien réfléchie.
La pression du vent augmente au carré de la vitesse de celui-ci.
Par exemple, à 5 Beaufort (18 nœuds), la vitesse du vent est le double de celle d’un 3 Beaufort (9 nœuds).
Par contre, en ce qui touche la pression du vent, elle est 4 fois plus forte, passant de 2.5 kg/m2 à 10 kg/m2.
Le tableau ci-dessous montre que la pression moyenne pour chaque force de vent en unité Beaufort correspond précisément au cube de cette valeur. Par exemple, à force 6Bf on a 216 fois (6x6x6) la pression correspondant à force 1Bf. Cela signifie également qu’à force 10Bf le vent n’est que 25 fois plus rapide, mais qu’il exerce une pression mille fois plus importante qu’à force 1Bf.
Force Bf |
1 |
2 |
3 |
4 |
5 |
6 |
7 |
8 |
9 |
10 |
11 |
12 |
Pression |
0.05 |
0.4 |
1.3 |
3.2 |
6.3 |
11 |
18 |
26 |
36 |
50 |
68 |
85 |
Rapport |
1 |
8 |
27 |
64 |
125 |
216 |
343 |
512 |
720 |
1000 |
1331 |
1728 |
Voici également quelques valeurs moyennes concernant le vent, selon l'échelle Beaufort :
Force
Beaufort |
Vitesse en
nœuds |
Vitesse en
m / s |
Pression en
Kg / m2 |
Définition
Marine |
1 |
1 à 3 |
05. à 1.8 |
0.05 |
Très légère brise |
2 |
4 à 6 |
1.9 à 3.3 |
0.4 |
Légère brise |
3 |
7 à 10 |
3.4 à 5.4 |
1.3 |
Petite brise |
4 |
11 à 15 |
5.5 à 7.9 |
3.2 |
Jolie brise |
5 |
16 à 21 |
8.0 à 11.0 |
6.3 |
Bonne brise |
6 |
22 à 27 |
11.1 à 14.1 |
11.0 |
Vent frais |
7 |
28 à 33 |
14.2 à 17.2 |
18.0 |
Grand frais |
8 |
34 à 40 |
17.3 à 20.8 |
26.0 |
Coup de vent |
9 |
41 à 47 |
20.9 à 24.4 |
36.0 |
Fort coup de vent |
10 |
48 à 55 |
24.5 à 28.5 |
50.0 |
Tempête |
11 |
56 à 63 |
28.6 à 32.6 |
68.0 |
Violente tempête |
12 |
> 63 |
> 32.6 |
>85.0 |
Ouragan |
Au passage des îles de l’archipel d’Hawaï, entre Oahu et Kauai, nous sommes « attaqués » en morse, de nuit, par un navire qui nous demande notre identification et notre destination. Je réponds avec notre lampe Scott, mais le Capitaine insiste pour que je demande à cet interlocuteur de s’identifier à son tour. Réponse immédiate, avant même que je termine ma requête : « US Navy, destroyer Michigan ». Je remercie le navire de guerre et clos la communication. Et pourtant nous avions la radio VHF, mais personne n’a pensé à l’utiliser !
A noter que la radio était souvent enclenchée pendant mes quarts, principalement les ondes hectométriques. En effet, sur certaines fréquences il y avait des pêcheurs qui communiquaient entre eux ou essayaient de voir s’il y avait des collègues à l’écoute en appelant par un léger sifflement modulé. Par contre, pas question de converser avec ces navires. Ces ondes BLU (Bande Latérale Unique, SSB en anglais), aussi appelée « bande chalutiers», portent assez loin de nuit et dans l’Atlantique Nord, il y avait pratiquement toujours quelqu’un à l’écoute.
Après cette belle navigation sous les tropiques, à l’approche du Japon, nous retrouvons des latitudes plus septentrionales, la pluie et le froid de décembre.
Notre destination se précise sous le doux nom d’Amagasaki. Le port se situe entre Kobe et Osaka. Manifestement nous y arriverons peu avant Noël et nous serons certainement repartis pour ce jour de fête.
Le chef steward n’est autre que notre délicieuse tante Agathe et le brave homme me demande un jour comment il pourrait monter sur la passerelle sans que cela mette notre Capitaine de mauvaise humeur. J Comme c’est dimanche, je lui propose de venir vers huit heures du matin, avec un café et des croissants.
Aussitôt dit, aussitôt fait, le lendemain, à l’heure de la planification de la journée et du rapport de la nuit, nous savourons tous un café bien serré, accompagné de croissants sortant du four. Arthur, tu peux revenir quand tu veux, le Vieux a fortement apprécié !
A une autre occasion, c’est le second steward qui nous apporte un jus. Il fait un temps de chien et nous roulons comme des bêtes. Manifestement Alfred a mal dormi et il est de mauvais poil et reçoit le steward d’un air grognon. Arrive alors un coup de roulis épouvantable et notre Capitaine, tout comme le steward perdent l’équilibre et tombent par terre, glissant sur toute la largeur de la passerelle sur le derrière. Résultat des courses : Le steward s’écrase le premier, les quatre pattes en l’air contre la porte qui donne sur l’aile ; quant au Capitaine, il termine sa course sur les genoux du steward, vexé à mort !
J’ai pu me retenir et suis le seul debout. Prenant le côté humoristique du spectacle, je dis au Capitaine : « avez-vous remarqué que le steward porte toujours son plateau avec votre café ? Je crois qu’il faut le boire avant qu’il ne refroidisse ». C’était le bon mot à dire et Alfred retrouve sa bonne humeur… et son café !
Cette escale japonaise sonne le glas d’une époque révolue pendant laquelle on avait droit à 15, 20, voire 30 jours de paradis. On nous annonce que le déchargement prendra au maximum 30 heures. Nous ne passerons donc pas Noël sous un sapin japonais.
Si les quarts de navigation sont bien définis en partageant la journée en trois, dans les ports le système adopté à notre bord est une garde de 24 heures. La loi de Murphy étant ce qu’elle est, il est évident que nous sommes arrivés pendant mon quart de navigation, lequel a été suivi de mon quart de port et il ne reste que peu de chose pour arriver aux trente heures nécessaires au déchargement. En clair, cela signifie que je n’ai pas eu l’occasion de mettre le moindre pied à terre lors de cette escale nipponne. Pour qui sonne le glas ? Pour moi en tous les cas. Adieu Geishas, saké et autres sashimis, nous repartons au pays des kangourous dans les heures qui suivent… et je serai de quart de navigation !
La sortie de la baie d’Osaka est constellée de barques de pêche et autres dangers à éviter alors que le crépuscule s’est éteint, ce qui ne facilite pas les choses. Les bonnes jumelles du bord permettent d’améliorer la vision, même de nuit. Nous ne sommes pas de trop entre le matelot de vigie, le barreur, le Capitaine et moi, chacun sa tâche et tout se passe bien, mais nous sommes tendus.
La destination australienne est sur la côte Ouest, ce qui nous dicte une route différente de celle que j’avais empruntée quelques années auparavant avec le Corviglia.
Cette fois nous filerons d’abord en direction des Philippines, plus exactement de l’île de Mindanao, puis ce sera la Mer de Célèbes, le détroit de Macassar entre Bornéo et Célèbes (Sulawesi) pour arriver aux îles de la Sonde et passer le détroit de Lombok, entre Bali et Lombok.
Une belle et intéressante navigation, mais divers feux sont éteints (volontairement ou non) et il faut être très prudents, vérifiant à tout moment notre position. Il n’y avait pas autant de problèmes de piraterie qu’aujourd’hui, mais ce sont des mers qui restaient dangereuses et mal habitées.
Nous aurons quelques frayeurs, mais aucun événement notable. On est cependant heureux de passer le détroit de Lombok et de mettre le cap sur l’Australie.
Pendant le trajet, nous utiliserons beaucoup la cale-piscine car il fait chaud et la température de l’eau de mer est proche des 30° ! C’est cependant une bonne manière de se rafraîchir et je peux vous assurer que de faire la planche dans cette eau à une heure du matin, en regardant le ciel étoilé sans la moindre pollution lumineuse, c’est tout simplement féerique et d’une beauté extraordinaire.
La première escale sera au sud-ouest du continent, non loin de la pointe d’Entrecasteaux, à Albany. On est pratiquement sur le 35e parallèle Sud.
Le 9 janvier, le Bregaglia mouille son ancre dans une magnifique et vaste baie bordée de longues plages de sable blanc. On devra attendre une place à quai. Fort heureusement le courrier nous a été apporté et nous pouvons déguster les lettres de la famille qui nous content par le menu les festivités de fin et de début d’année que nous avons vécu sous le soleil des tropiques.
Nous profiterons de cette attente sur ancre pour mettre à l’eau un des canots de sauvetage pour faire de la pratique sous voile. Bien entendu, je suis de la partie et constate avec plaisir que l’on arrive tout de même à naviguer avec ce canot, même à remonter un peu au vent. Ce n’est certes pas un bateau de régate, mais c’est rassurant de voir que tout fonctionne et que l’équipage est en mesure de manoeuvrer un tel bateau dont nous n’aurons heureusement jamais besoin.
Nous nous baignerons aussi, profitant du fait qu’il y a peu de requins dans cette région, contrairement à ce que nous avions vécu à Sydney.
Albany est une petite ville coquette et propre, mais je constate que la mentalité et les règles australiennes sont toujours les mêmes et ne puis m’empêcher de penser que ce beau pays n’a pas récolté le meilleur de l’Europe.
Notre chargement sera complété à Fremantle, sur la côte Ouest, non loin de Perth. Vingt-cinq heures de traversée pendant laquelle le navire, partiellement chargé, s’est pris un coup de roulis épouvantable, occasionnant passablement de dégâts matériels, mais peu de casse. Les architectes de chez Maier Form doivent avoir entendu nos jurons et nos vociférations à leur égard, dans toutes les langues du bord.
Il est prévu un retour sur l’Europe du sud, en passant par Aden et Suez, nous sommes à la mi-janvier 1967. Les tensions sont grandes entre Israël et l’Egypte et en juin de cette année, le canal de Suez sera bloqué pour de nombreuses années, jusqu’en 1975.
Ayant pressenti des possibilités de blocus, notre armateur préfère se la jouer sûre et nous donne l’ordre de rentrer sur l’Europe du Nord, en passant par le Cap de Bonne-Espérance. Une belle tirée en perspective ! Notre destination finale semble être Rotterdam, sous réserve, comme de coutume.
La traversée du Sud Indien s’est passée, par beau temps, mais le voyage paraît long. Nous ne nous arrêterons que quelques heures au Cap, sans même aller à quai. Bien évidemment, pas de courrier lors de cette escale non prévue initialement.
Depuis le Cap, il nous faudra pratiquement trois semaines pour joindre la Hollande. Ces longs voyages en mer ne sont pas pour me déplaire. Il s’installe une atmosphère un peu intime, on est loin de tout, au propre comme au figuré. Parfois, j’ai l’impression que nous sommes préservés du reste du monde et des mauvaises nouvelles.
Les quarts sont tous les jours les mêmes, mais à chaque fois différents. Jamais on ne peut s’ennuyer ni trouver la situation monotone.
De jour, je pratique le sextant de manière à avoir une position de midi qui soit la plus précise possible. Pour ce faire, je pré-calcule l’heure probable de la méridienne, ce moment privilégié de la journée lors duquel le soleil nous indique avec très grande précision notre latitude. Et puis, une fois que je connais l’heure en question, je prends une hauteur de soleil à chaque heure de soixante minutes qui précède la méridienne. Pourquoi, me direz-vous ? Simplement parce que je présume que pendant ce laps de temps notre vitesse, donc la distance parcourue sera stable et que l’écart entre les mesures sera le même. Sur la carte, c’est plus joli et puis, il faut bien un peu de systématique et une note personnelle. Mais parfois un nuage nous cache Rex Phoebus et il faut revoir notre copie.
La position lors de la méridienne est considérée comme de première importance et on appelle « cinglage » la distance parcourue par un navire d’un midi solaire au midi suivant. Ce mot, parent du verbe « cingler », semble désuet aujourd’hui dans la langue française, mais subsiste avec force, tant en allemand (Etmal) qu’en anglais (Day’s run). L’étymologie du mot serait scandinave, sigla, faire voile.
Le soir comme à l’aube, si possible les deux fois, on procède au point étoile et la magie de cet acte ne sera jamais remplacée par celle des extraordinaires moyens actuels, tel le GPS. Etre au milieu de nulle part, sans autre repère que la voûte céleste, et déterminer la position du navire reste une chose relevant du fantastique, issue de milliers d’années d’observation, d’apprentissage et d’avancement technologique, mais en gardant le marin comme centre de cette « magie », sans oublier le chronomètre et le sextant.
Les connaissances nautiques étaient la seule façon qu’avaient les pilotes et Capitaines de garder un certain pouvoir sur un équipage qui chercherait à se mutiner.
Sur le Bounty, comme sur d’autres navires, on ne pouvait donc se défaire d’un Capitaine Bligh sans s’assurer les services d’un autre « sachant », capable de mener le vaisseau à bon port. A relever que ce même Capitaine Bligh, débarqué dans un canot avec 18 personnes, a su naviguer jusqu’à Timor, un voyage de près de 3600 milles qui a duré 41 jours, sur une embarcation ouverte de 7 mètres.
Comme on le voit, les connaissances nautiques ont longtemps été la seule protection des Capitaines qui gardaient ainsi jalousement leurs « secrets ». Même au 20e siècle, il y a eu de tels commandants et il y en a probablement encore aujourd’hui !
Loin des côtes et sur des routes peu fréquentées, le grand bleu de l’océan me permet d’assurer une veille correcte tout en m’adonnant à quelques études en potassant certains des bouquins professionnels que nous avons sur la passerelle.
Je pense ici en particulier à un almanach britannique qui traite de mille et un sujets, passant de l’accouchement d’urgence à bord à la manière correcte de hisser un pavillon ou la manière d’annoncer la profondeur d’eau relevée à la sonde.
Il y a aussi la météo qui me demande passablement d’attention, puis la routine de base, comme le contrôle régulier du compas, si possible la régulation de ce dernier, les vérifications usuelles.
On est beaucoup plus occupés qu’il n’y parait et il y a parfois des petits événements inhabituels :
Un jour, hors de vue des côtes mais pas trop loin, je vois un petit avion bimoteur qui s’approche de nous et décrit un cercle devant notre étrave avant de reprendre une route en direction du continent.
Normalement, un avion qui décrit des cercles autour de vous et qui part dans une direction cherche à attirer votre attention pour une détresse et vous invite à suivre sa route pour porter secours. Il devrait aussi « battre des ailes » ou faire varier le bruit de ses moteurs.
Ce ne fut pas le cas, mais j’informe le Capitaine, tout en enclenchant le radar. Nous changeons notre route dans la direction indiquée par l’avion. Par radio, nous demandons s’il y a une détresse en cours à la station côtière concernée. Tel n’est pas le cas nous dit-on et il n’y a aucun message d’un avion quelconque qui ait annoncé une détresse ou une demande d’assistance. Finalement, ayant écarté toute hypothèse valable d’une demande de secours, nous reprenons notre route. Les règles sont respectées et nous pouvons continuer notre voyage la conscience tranquille. Aujourd’hui, on penserait tout de suite à une affaire de contrebande, mais à l’époque il y avait moins de transports illicites de drogue.
Si la cargaison ne demande pas de contrôle particulier, il faut par contre respecter les inventaires et le bon état du matériel emporté dans nos canots de sauvetage. Pour les radeaux auto-gonflables, les vérifications se font à terre chez des spécialistes, mais pour les deux canots du bord, il m’appartient de faire ces contrôles de manière régulière.
Dans les canots, il y a à remplacer le lait concentré sucré et c’est l’occasion pour la cuisine d’utiliser le produit pour faire des desserts, un peu comme de la crème. Quant aux biscuits, ils ne sont pas récupérables et seront jetés. Bien entendu, j’y ai goûté, comme tout le reste de l’équipage. Sans exception, nous sommes tous arrivés à la conclusion qu’il fallait absolument éviter d’arriver à devoir manger une telle saleté, probablement un dérivé des biscuits militaires de la guerre de 14-18 : une sainte horreur !
Par contre le sucre candi a un bon succès et c’est effectivement un apport calorique de première qualité.
La pharmacie correspond à la liste officielle, mais laisse sourire. Avec le climat humide et les mois d’entreposage, je ne garde rien et tout est remplacé par du neuf.
Nous apprenons que nous n’irons pas à Rotterdam, mais à Hambourg où nous arrivons en fin février. L’avantage de cette escale est qu’on ne décharge pas la nuit et que de ce fait les quarts sont plus agréables et les soirées à terre sont possibles. Nos amis suisses allemands profitent d’être dans un pays où on parle « presque » leur langue, un peu mieux qu’en Hollande, mais les Néerlandais et le Schwitzerdütch sont proches aussi à ce qu’en disent les intéressés.
La prochaine destination est à nouveau l’Argentine, pratiquement un « remake » du voyage de 1966, si l’on en croit le programme. Cela remonte le moral, même si aucune escale n’est prévue aux Canaries.
C’est donc sans rancune que nous quittons les frimas européens pour l’été dans la Pampa.
Après Santa-Fé, nous redescendons sur Buenos-Aires, six cents kilomètres en aval. Nous y passerons le week-end de Pâques et j’en profite pour aller voir une bande de copains argentins.
Un long voyage en bus, mais cela valait la peine de tester mes progrès dans la langue du pays.
Il y a une grande fête au village avec force guitare, flûtes et tambours. Des carnavalitos, des chacareras, mais aussi des tangos. J’avais suivi des cours de danse et étais capable de danser un tango à l’européenne, mais la manière d’appréhender cette danse ici en Argentine est tellement plus belle et profonde que j’ai de la peine à m’y adapter. Au moins, j’aurais fait sourire mes amis argentins avec mes tentatives. Et pourtant le roi du tango argentin, le fameux, le grand Carlos Gardel était un Français de bonne souche !
A Buenos-Aires, nous sommes à couple avec le St-Cergue, un autre navire de la compagnie. Nous allons procéder à un échange de nos bibliothèques respectives, ce qui sera un « plus » notoire, car nous avons tous lu l’entier des livres du bord et du nouveau matériel ne peut apporter que du bien. Cette bonne initiative portera ses fruits.
C’est aussi l’occasion pour que se réunissent à bord les huiles de la société « Plata Cereales », membre du holding André dont dépend notre compagnie d’armement. Il y a un grand dîner à bord, pas pour l’équipage, bien entendu, ni même pour les Officiers. Nous discutons avec ceux du St-Cergue et nous confrontons nos problèmes, avantages, voyages, bref ce fut une escale pleine de contacts agréables.
La route nous est connue et l’escale de mazoutage à Las Palmas aurait dû se passer sans incidents, car on sait où aller repêcher nos marins partis en goguette pendant cette brève halte. Elle n’aura cependant pas lieu et nous nous rendons directement en Hollande, le plus lège possible car nous devons passer en cale sèche après le déchargement.
Sur la route du retour, dans le Golfe de Gascogne, nous apprenons qu’un pétrolier, le Torrey-Canyon, s’est échoué et que les côtes de Bretagne sont polluées ; par ailleurs, il y eu une explosion à bord d’un autre pétrolier, alors qu’il était pratiquement juste sous notre nez. La pollution des mers est un vrai problème.
Selon l’Organisation Maritime Internationale, l’OMI, on pouvait compter qu’environ un million de tonnes d’hydrocarbures étaient déversées annuellement dans les mers du globe, incluant les grandes catastrophes type Amoco-Cadix, Torrey-Canon, etc. Hélas beaucoup de ces évacuations sont à la fois délibérées et illégales.
Jusqu’aux années 50, les rejets délibérés étaient chose courante et une solution simple à l’élimination des résidus d’hydrocarbures.
C’est en 1954 qu’apparaît une première convention internationale pour gérer ces résidus, plus connue sous le nom d’Oilpal. Cette réglementation interdit des rejets à moins de 50 nautiques des côtes. De plus les quantités sont limitées et on n’autorise qu’une quantité maximum de 60 litres par mille parcouru, avec un maximum par rapport à la capacité de charge des navires pétroliers.
Cela peut sembler incroyable aujourd’hui, mais c’était ainsi à l’époque de mes navigations dans la marine marchande.
Bien entendu, on peut donner les résidus à retraiter dans les centres spécialisés, à terre, mais c’est coûteux. Peu de compagnies le font.
Il faut attendre 1983 pour qu’une nouvelle convention, Marpol, dicte des conditions de rejets plus sérieusement contrôlées. Ladite convention Marpol est toujours en vigueur et l’OMI l’adapte au cours des ans, dans la mesure du possible.
Mais le pouvoir de l’argent fait que la lutte n’est pas terminée et que nous sommes une civilisation fortement polluante.
La pollution des mers n’est pas seulement due aux hydrocarbures. On ne doit pas oublier les rejets d’eau de ballast. Combien de milliers de litres d’eau n’avons nous pas transporté d’un bout à l’autre de la planète, sans penser même une seule seconde qu’on allait déverser des larves, coquillages, mollusques et autres algues dans un biotope absolument pas préparé à recevoir ce genre de faune ou de flore aquatique ?
Combien de tonnes de grain, pourri ou non n’avons-nous pas offert en nourriture aux poissons ? Combien de morceaux de bois n’avons-nous pas jeté par-dessus bord, sans pour autant qu’il n’y ait de naufragé à aider à construire un radeau ?
Combien de bouteilles de verre n’ont-elles pas servi à tracer notre sillage au fond des mers ?
Et les emballages de cuisine ? Et les bidons de peinture ? Et les produits de lessive, la soude ainsi que les diluants de peinture ?
En fait, il n’y avait que dans les ports que nous embellissions la poupe de tonneaux pour y stocker les déchets du bord… jusqu’à la sortie du port.
A la machine, le moteur principal utilise de l’huile lourde qui doit être filtrée comme déjà expliqué. Les résidus sont déversés à la mer. Selon les données en ma possession, cela représente pratiquement 400 kg de résidus par jour avec une motorisation de 8'000 CV.
Soyons clairs : avec les yeux d’aujourd’hui, nous avons été des pollueurs d’avant-garde et notre seule excuse réside en notre ignorance, tout comme le fait que c’était d’usage depuis des générations.
A mon humble avis, c’est le développement de l’utilisation du plastique et des matières synthétiques qui a finalement provoqué qu’enfin la balance bouge quelque peu dans le bon sens : il est devenu impossible de nier cette pollution nouvelle, trop visible.
Aujourd’hui les cargos ont aussi la possibilité de brûler leurs déchets dans des fours prévus à cet effet sur le propre navire, des incinérateurs eux-mêmes alimentés par les résidus d’hydrocarbures.
La pollution des mers est un vaste problème dont on pourrait débattre longtemps, mais qui demande des décisions politiques que personne ne veut vraiment prendre, comme on l’a vu dans le cas du Prestige dont le début du procès s’est passé dix ans après une des plus grandes marées noires survenues sur la façade atlantique européenne.
Il est évident que les vrais responsables ne seront jamais inquiétés et que l’on enverra en prison les exécutants des basses œuvres.
L’escale de Rotterdam dure plus longtemps que prévu car la cale sèche a révélé des problèmes de gouvernail et nous avons dû déposer ce dernier, ce qui n’est pas une mince affaire.
J’ai eu le privilège de la visite d’une amie qui est venue de suisse me dire un petit bonjour à bord. Pour moi, c’est une très grosse impression que d’arriver à un quai et d’y voir une belle fille souriante qui suit la manœuvre d’accostage au milieu de la nuit. Il y a aussi la femme du premier Officier qui est là. Les règles de la compagnie font que ces Dames ne sont officiellement pas autorisées à rester à bord. Au bout de deux jours, le Capitaine Alfred tousse et le message est clair. Monique ne pouvait de toute façon pas rester plus que le week-end et elle reprend son vol sur Genève, Le premier et sa femme doivent aller à l’hôtel, il est furieux, mais rien n’y fait.
Nous reprenons contact avec l’eau en tout début mai, avec une coque toute belle et un gouvernail flambant neuf, ainsi qu’une hélice brillante comme un bijou. On file ainsi un bon nœud de plus et notre « descente sur l’Argentine » est l’affaire d’une vingtaine de jours.
Le seul incident, mais de taille, c’est que le compresseur d’une des chambres froides est tombé en panne. Heureusement, il y a de la place dans l’autre et tout a pu y être emmagasiné.
D’abord Rosario, la Plaza de Mayo, la Avenida Nicasio Oroño, l’inévitable monument au drapeau et bien entendu, le Parana qui coule aux pieds de la ville. Puis c’est à nouveau Buenos-Aires. On en profite pour faire une cure de viande en dégustant des délicieux « bife de lomo », le filet de bœuf étant vendu CHF 4.- le kilo à cette époque.
Je suis souvent de sortie avec le bosco, Torcato. Un merveilleux italien, d’un certain âge, mais plein de sagesse et que j’apprécie depuis de nombreuses années. Pour lui il y a du nouveau dans son travail car c’est le début de l’arrivée de marins yougoslaves sur nos navires suisses. En général, ils parlent assez bien l’italien, mais lorsqu’ils sont entre eux c’est une langue que nous ne connaissons pas. Il y a cependant un juron qui m’est resté en mémoire : « jebem ti boga ». Pas très joli à ce qu’il parait. Dans son livre Jean-Pierre Vuillomenet en parle, mais l’écrit phonétiquement, « Ventiboga ».
Il y a aussi une interjection, « stari », qui veut dire « vieux ». C’est ainsi que le second appelait son collègue de la machine qui s’appelait en fait « Petar », Pierre . On retrouve ce mot dans le nom d’une ville aujourd’hui tristement célèbre, Mostar, le vieux pont.
Au retour nous ferons escale aux îles du Cap-Vert, plus exactement à Sao Vicente, ou St Vincent, dont la ville principale est Mindelo avec son Porto Grande. St-Vincent fait partie des îles Barlavento (au vent) au Nord Est de l’Archipel.
Mes navigations m’ont permis jusqu’ici d’apercevoir le volcan de l’île de Fogo, dans les îles sous le vent, mais c’est la première fois que je découvre ces terres au goût à la fois africain et portugais. Nous passons donc entre Saint-Antoine et Saint-Vincent. Pas le temps de mettre le pied à terre, juste celui de faire le plein et de continuer notre route.
Au passage du tropique du cancer, on est pratiquement à la hauteur de Villa Cisneros au Sahara Espagnol et j’entends le radiophare, mais sans voir pour autant la terre. Puis ce sont les Canaries que l’on voit de loin sur l’écran radar, vu la hauteur du pic de Teide qui se laisse capter sur les 72 milles de notre écran. Le cap Finisterre espagnol et le Finistère breton nous saluent chacun à une extrémité du golfe de Gascogne, puis c’est la Manche.
L’arrivée sur Anvers est sans grande nouveauté et mon sac est déjà prêt dans ma cabine, car je vais quitter le Bregaglia après une année passée à bord de ce rouleur qui continuera sa vie sous le nom de Koro Sea, sous divers pavillons, pour être finalement démoli à Shanghai en 1983.
Il aura ainsi roulé pendant pratiquement vingt ans sur toutes les mers du monde.
Je vais quitter ce navire pour naviguer en plaisance sur un joli cotre des Glénan nommé Kantreidi, l’aventurier en breton. Une aventure qui ne me laissera pas que des bons souvenirs et que j’ai finalement abandonnée pour reprendre du service au commerce et me faire consoler par une belle blonde alsacienne qui finira par me convaincre qu’il y a un temps pour tout, mais ça c’est une autre histoire !
Pierre-André Reymond (PAR) 29.10.2020


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