Capitaine Alfred Peter WEICHLEIN et le M/S BREGAGLIA

Indéniablement, le Capitaine Alfred Weichlein et le M/S BREGAGLIA a ont été très liés, même si ce navire a connu d’autres Commandants au cours de sa navigation sous pavillon suisse.

Pacha est le terme respectueux donné en français au capitaine d’un navire, basé sur le titre porté par le grand amiral de la flotte ottomane entre 1401 et 1867.

Le terme "Grand mât" est un surnom plus populaire, qui s’utilisait surtout à l'époque de la marine à voile, symbole de son importance à bord.
Le « Vieux » est plus péjoratif, sans être méchant pour autant.

J’ai eu le plaisir de naviguer pendant plus de trois ans avec ce Pacha qui ne parlait pas beaucoup de son passé.  Lors de l’établissement des nombreuses et répétitives listes d’équipage que j’ai dû remplir pendant ma brève carrière d’Officier, j’avais bien enregistré qu’il était né à Hassloch/Palatinat en 1915, des données qui se sont inscrites profondément dans ma mémoire. Je savais aussi que le Capitaine Weichlein avait tout d’abord navigué à bord de divers sous-marins durant la dernière guerre 1939-45. (U 74 - U 218 - U 264 - U 542).

On retrouve son nom et ses divers embarquements dans les pages internet ayant pour thème les sous-marins allemands de la dernière guerre (u-bootarchive.de). Mais il ne m’a jamais parlé en détail de cette période de sa vie, si ce n’est pour me dire un jour où nous naviguions dans les zones délicates de l’Øresund, du Kattegat et du Skagerak que ces eaux, il les connaissait bien, tant en surface que sous l’eau. Il avait aussi relâché dans des bases de France (St-Nazaire, Lorient) où il avait découvert et dégusté un grand vin de Bordeaux, l’Entre-deux-mer. C’est pourquoi nous en avions à bord pour les grandes occasions !
Par la suite, on retrouve son nom sur de très nombreux navires de divers types, incluant des pétroliers, Allemands, Suédois, Grecs et autres, à divers postes de la hiérarchie. En 1956, il prend son premier commandement.

C’est au début 1962 qu’on le retrouve sur un premier navire suisse, le cargo de marchandises générales «Allobrogia» de la TMSO, (Transports Maritimes Suisse-Outremer SA de Genève, une filiale à 100% de la Banque Pictet, Genève). Puis, en 1963, on le retrouve sur le prestigieux Ariana, navire sur lequel mon cousin a eu l’honneur de naviguer sous le commandement du Capitaine Weichlein. L’Ariana était également géré par la Suisse-Outremer SA.

En mars 1963, La compagnie Suisse-Atlantique acheta les 3 navires « A » de la Suisse-Outremer, soit les «Anunciada», «Allobrogia» et «Ariana». Ce dernier passa dans le giron de la société Helica SA de Genève le 12-03-1963.

Au milieu 1965 Alfred Weichlein reprend le commandement du M/S BREGAGLIA a où je l’ai connu. Ce vraquier devient « son navire » et il y exercera jusqu’en fin 1972, soit jusqu‘à la vente de cette unité à une entreprise chinoise. Par la suite, il a commandé des navires de la Compagnie pour des remplacements sur le „Corviglia“, „General Guisan“, «Silvretta», «Lavaux» et «Silvaplana» jusqu’en 1981 où il pose définitivement son sac à terre, à l’âge de 66 ans.

Capitaine Weichlein

Alfred Peter Weichlein, lors d’une interwiew à Halifax

Avec le Capitaine Weichlein, j’ai eu la chance de toucher au cours de ces années de navigation à tous les continents et presque toutes les mers et océans du globe.

Comme je l’ai écrit dans mon livre « Lettres de Mer », le BREGAGLIA est le premier de deux sister-ships, deux cargos qui devaient s’adapter étroitement aux écluses du canal du St Laurent et qui mènent aux Grands Lacs américains.

Personne n’a mieux décrit ces bateaux que Jean Pierre Vuillomenet, dans son livre « Carnet de Bord », paru aux Editions Cabédita :

Des architectes navals peu soucieux se mirent à dessiner de véritables péniches à fond plat, en inversant centre de gravité et centre de carène. Il s’agissait de charger deux fois plus pour le même tirant d’eau, soit 18'000 tonnes sur huit mètres ;
Impératif strictement économique menant au désastre.
Ils oubliaient que ces deux barges devraient parfois traverser l’océan.
Les quilles de roulis, seul palliatif à une instabilité anticipée, furent supprimées d’un coup de crayon ; elles seraient restées accrochées dans les écluses. C’est ainsi qu’en dépit du bon sens, naquirent sur le chantier de Split les sisterships
Bregaglia et Bariloche…
N’avaient-elles jamais cessé de rouler d’un bord sur l’autre ces baignoires chaudronnées sur mesure ?
 Il suffisait de faire tourner leur hélice pour qu’un couple giratoire se crée et qu’une première gîte, peu sensible certes, engendre un rappel immédiat et la danse commençait, sur calme plat, en plein estuaire. Dès qu’il fallait affronter le large, les bonshommes sans ceinture de sécurité risquaient d’être éjectés de leurs couchettes…

 

Le BREGAGLIA a été construit en 1962 au chantier « 3. Maj » à Rijeka, en Yougoslavie.
La coque mesurait 170.42 m x 22.50 m pour un tirant d’eau de 9.16 m. Le tonnage brut (BRT) était de 14'112 Tonneaux, le net (NT) étant de 9'367 Tonneaux. Quant au déplacement (DWT), il était de 19'620 tonnes, ce qui indique une capacité de charge de l’ordre de 18'000 tonnes. Ce navire était équipé d’un moteur Sulzer, un 6RD76 développant 7’800 CV et permettant une vitesse de croisière de 14.5 nœuds.
Les études avaient été confiées au bureau d’architecture navale Maier Form, une entreprise qui jouit d’une bonne renommée et a construit plus d’un navire. Il semble qu’on leur a été demandé un mouton à cinq pattes et le résultat est celui si bien décrit par J.-P.Vuillomenet ci-dessus. J’ai toujours apprécié ceux qui savent dire non à un projet foireux, mais dans le cas d’espèce, le bureau d’ingénieurs n’a pas su s’écarter d’un mauvais projet, voué à l’échec depuis le premier trait de crayon. Dommage pour leur réputation.

Contrairement à d’autres cargos, le BREGAGLIA ne répond pas aux normes du Lloyd’s (britannique), mais à celles du Bureau Véritas (français). C’est une forme d’homologation du navire et il est bien connu que les acceptations sont différentes selon les sociétés de classification. Maier Form devait probablement collaborer avec le Bureau Véritas ou ce dernier était plus coulant, je n’ai jamais cherché à le savoir, mais il n’en reste pas moins que ces sister-ships avaient une très mauvaise réputation en ce qui concerne leur stabilité et étais connus pour leur aptitude certaine à rouler même par calme plat.

Vous l’avez compris, le BREGAGLIA était un vilain rouleur, mais j’y suis cependant resté plus de trois années. Comme quoi ce navire devait avoir une attirante face mystérieuse à laquelle je ne suis pas le seul à avoir succombé.

Une petite anecdote au sujet de ces impétueux coups de gîte :
Il fait un temps de chien et nous roulons comme des bêtes. Le second steward nous apporte un jus. Manifestement le Commandant a mal dormi et il est de mauvais poil ; il reçoit le steward d’un air grognon. Arrive alors un coup de roulis épouvantable et notre Capitaine, tout comme le steward perdent l’équilibre et tombent par terre, glissant sur toute la largeur de la passerelle, sur le derrière. Résultat des courses : Le steward s’écrase le premier, les quatre pattes en l’air contre la porte qui donne sur l’aile ; quant au capitaine, il termine sa course sur les genoux du steward, probablement vexé à mort ! J’ai pu me retenir et suis le seul debout. Prenant le côté humoristique du spectacle, je dis au Capitaine : « avez-vous remarqué que le steward porte toujours son plateau avec votre café ? Je crois qu’il faut le boire avant qu’il ne refroidisse ». C’était le bon mot à dire et notre Pacha retrouve sa bonne humeur… et son café !

A bord du BREGAGLIA du capitaine Weichlein il y avait une particularité que je n’ai jamais retrouvé sur d’autres navires :
Le chef de machine et le premier officier mangeaient à la table du capitaine. Cela leur permettait de débattre ensemble de tous les problèmes du navire et de sa conduite. Lors des manœuvres portuaires le 3e officier dirigeait le poste avant, le 2e le poste arrière et le 1er officier restait sur la passerelle avec le capitaine.

Notre Capitaine aimait aussi jouer de la musique et il disposait d’un piano électrique dans sa cabine. De temps à autre, il informait l’équipage qu’il offrait un concert, arrosé d’une caisse de bière de sa réserve personnelle : une bière allemande de la marque Beck’s. Il nous jouait des airs connus et nous invitait à chanter. Il y a effectivement eu de bonnes soirées et manifestement ce grand homme savait se mêler à l’équipage, tout en inspirant le respect nécessaire. Jamais il n’y a eu de débordement lors de ces fêtes du samedi soir.

Le Capitaine Weichlein avait aussi institué un concours qui consistait à parier sur la date et l’heure d’arrivée au pilote du port de destination. On pariait une poignée de dollars qui allaient en grande partie dans un pot commun, une fois prélevé le montant prévu pour l’heureux gagnant du concours. Je n’ai jamais eu l’honneur de gagner, mais, avec cette « caisse de bord », on a animé bien des fêtes et pourvu à l’achat de cadeaux de Noël, sans oublier la merveilleuse viande argentine pour les festivités.

C’est aussi à bord du BREGAGLIA que j’ai fait connaissance d’un autre personnage hors du commun : le fameux « rameur de l’impossible », Roger Montandon. Ce dernier traversera l’Atlantique à la rame… sur un bateau que je lui dessinerai en qualité d’architecte naval en 1982.
On parlait déjà de cette traversée lors d’une escale à Rio de Janeiro.

Tout ça faisait partie de la gentillesse et de la face paternelle du Capitaine Weichlein, un grand marin et un grand homme.

P.-A. Reymond © Décembre 2025

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